Le réchauffement climatique en dit plus sur nous-mêmes que sur le climat

Le réchauffement climatique fait parler de lui, et ce faisant il parle de nous. Car comme le remarque justement Vandana Shiva, celui-là «en dit plus sur nous-mêmes que sur le climat». Dernier exemple en date dans ce journal, l’entretien de Suren Erkman, professeur en écologie industrielle à l’Université de Lausanne.

Adoptant une posture dite «climato-critique», avançant «prudemment sur le dossier», porteur enfin de «propos plus nuancés» que les tenants d’un catastrophisme climatique, ce dernier n’hésite pas à défendre quelques idées dérangeantes, et à se rapprocher, même si c’est à demi-mot, des thèses climatosceptiques, comme lorsqu’il défend l’idée de questionner sans biais le véritable rôle du CO2 anthropogène.

Economisme naturalisé

Or M. Erkman n’est pas tant un climato-critique qu’un climato-réaliste. Pour lui l’enjeu est clair: il ne s’agit pas de réfuter les «changements climatiques» – remarquez le pluriel et le refus du terme plus précis de «réchauffement» – mais de s’y adapter. Peu importe finalement que nous en soyons responsables ou non. En vrai réaliste, il ne peut dès lors résister à la tentation de s’appuyer sur des solutions techniques, qu’elles soient proposées par l’écologie industrielle ou par la géo-ingénierie, pour faire par exemple du CO2 non un déchet que l’on tente de réduire mais une marchandise source de valeurs et de profits. Poussant son raisonnement jusqu’au bout, c’est sans surprise qu’il fait de l’espace circumterrestre le nouveau parangon de l’environnement, et de la Terre proprement dite un milieu rendu plus hostile chaque jour… Idée quelque peu étonnante dans la bouche de quelqu’un affirmant qu’il est temps d’arrêter de culpabiliser et d’angoisser les gens – avis que je partage d’ailleurs.

Quant au cœur de son propos il est plus clair encore. Lorsqu’il affirme que le dossier climatique «est souvent instrumentalisé à des fins politiques et idéologiques» et qu’en résulte un «discours de plus en plus dogmatique», il omet de rappeler qu’il est normal qu’un tel dossier le soit, puisque le climat est tout sauf une chose abstraite et qu’il impacte au quotidien les sociétés humaines, autrement dit les idées et les actions de celles-ci. Plus grave encore, ce sont les forces économiques qu’il omet de replacer à leur juste place, passant ainsi sous silence l’instrumentalisation de la science qu’elles ne manquèrent d’exercer durant des décennies. Une histoire taboue pour M. Erkman. Tout comme l’est l’idée de questionner plus généralement le système économique en son dogmatisme propre. Ainsi peut-il affirmer sans sourciller, à l’heure d’exposer sa démarche, que la dynamique d’évolution du système économique mondial «n’est pas idéologique»; comme si à sa suite il nous fallait obligatoirement «accepter le monde tel qu’il est». Ou quand l’économisme ambiant est naturalisé, incontesté et incontestable.

Responsabilité humaine

M. Erkman n’est pas le premier – et gageons qu’il n’est pas le dernier non plus – à opérer un pareil tour de passe-passe. Pensons au texte-manifeste de Nathaniel Rich paru le 1er août dans le New York Times Magazine avec force moyens médiatiques et dont les droits viennent d’être acquis par Apple pour en faire une série TV. Ses bonnes lignes ont d’ailleurs été publiées par Le Temps trois semaines plus tard. Cette fois le journaliste ne nuance pas son propos. S’il intitule son texte «Perdre la Terre» (Losing Earth), c’est bien parce que durant les années 80 nous aurions perdu une opportunité unique de combattre le réchauffement climatique. M. Rich ne manque pas de rappeler que cette responsabilité serait proprement humaine. Se projeter dans un futur plus ou moins éloigné, surtout quand celui-ci est synonyme d’actions à entreprendre aujourd’hui, est chose extrêmement difficile. Et d’ajouter: «Nous pouvons faire confiance à la technologie et à l’économie. Il est par contre plus difficile de faire confiance à la nature humaine.»

En naturalisant à tort et à travers, l’économie pour Suren Erkman, une soi-disant incapacité humaine pour Nathaniel Rich, tous deux opèrent une mystification. Mais comme le réchauffement climatique en dit plus sur nous-mêmes que sur le climat, nous savons dorénavant pour quelles raisons.

Ni l’un ni l’autre n’osent ou ne savent s’opposer à ce qui est devenu aujourd’hui le dogme des dogmes, un dogme au carré, l’idée que le marché détient la solution à tous les problèmes humains. Quitte à devenir inhumain.

Alexandre Chollier, géographe.

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