Le référendum ou le bluff démocratique

Contre celles et ceux qui estiment qu’il faut accepter comme étant démocratiques les résultats du référendum ayant eu lieu en Angleterre, mais aussi à Notre-Dame-Des-Landes, je voudrais apporter un démenti fondé sur certains arguments.

Autrement dit, bien que je déplore, dans les deux cas, les résultats de ces deux référendums, j’aimerais surtout me concentrer ici sur la légitimité démocratique de ce procédé et sur sa pertinence quand il s’agit de statuer sur des questions touchant la destruction irréversible d’un écosystème et l’avenir d’un pays.

Le référendum est contraire à la délibération

Le premier argument concerne le sens politique accordé au référendum. On parle de vote, mais il s’agit plutôt d’un sondage auquel les individus sont appelés à réagir par oui ou par non. Je dis bien : réagir. Certes, les différents camps ont fait campagne, afin de défendre leurs positions. Cependant, un référendum invite à une simplification des enjeux : on est pour ou contre un projet. Alors qu’une campagne électorale est cristallisée autour de personnalités incarnant un programme qui présente, même de manière sommaire, quelques idées ou propositions, et que l’élection d’un représentant le crédite, du moins au départ, de sa capacité à s’adapter aux situations imprévisibles et au contexte, le référendum fige la décision en amont et en aval. En amont, parce qu’en étant invités à se prononcer pour ou contre la sortie de l’Europe, pour ou contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-Des-Landes, les individus n’ont pas eu à réfléchir aux conséquences multiples de leur vote ni à décentrer leur point de vue pour imaginer ce que pourraient être le point de vue et les intérêts des autres. En aval, parce qu’une fois que les résultats du référendum sont connus, il n’y a plus d’adaptation possible au contexte et plus de négociation, du moins pour ceux qui croient qu’il faut se soumettre à ce verdict.

Cela est très clair en Angleterre: le oui au Brexit est le fait d’une majorité de personnes âgées, alors que les jeunes, qui auront à subir les conséquences de la sorte de l’Europe, ne se reconnaissent pas dans ce choix. Or celles et ceux qui ont voté pour la sortie de l’Europe ont des enfants et des petits-enfants. Mais, parce que le référendum est un procédé qui pousse à la réaction, et non à la délibération, ils n’ont pas pesé le pour et le contre ni intégré dans leur jugement le bien commun, celui du pays et, en particulier, des jeunes. De même, certains d’entre eux regrettent leur choix et se sentent pris au piège, comme si ce choix était irrévocable et bloquait toute décision ultérieure.

S’agissant du résultat du référendum à Nantes, la situation est identique: on dit oui en pensant que cet aéroport sera une chance sur le plan économique et créera des emplois, mais on oublie que l’alternative consistant à utiliser l’aéroport existant pour l’agrandir, au lieu d’en créer un autre et de détruire une zone humide, n’a même pas été étudiée. Enfin, le caractère irréversible de la décision est, dans ce cas, d’autant plus tragique que la destruction de cette zone humide unique est elle aussi irréversible, ce qui veut dire que plus jamais on ne le retrouvera.

Ainsi, le référendum est le contraire de la délibération. Celles et ceux qui jugent qu’il est démocratique d’accepter les résultats de la majorité confondent le référendum et le vote et prouvent leur méconnaissance de la démocratie délibérative. Or celle-ci est la chance d’une reconstruction de la démocratie et le contrepoids indispensable à ce mélange entre démagogie et autoritarisme qui caractérise notre époque. En effet, au lieu de faire croire aux citoyens qu’on va les écouter et, dans le cas de Notre-Dame-Des-Landes, de leur promettre qu’ils vont décider librement d’un projet plus ou moins imposé par le gouvernement, il s’agit de leur donner les moyens de faire un choix réfléchi et qui corresponde véritablement à leurs intérêts comme au type de société dans lequel ils veulent vivre. Cela suppose que l’on se donne le temps de présenter une argumentation de qualité. Celle-ci peut être contradictoire et refléter les controverses sur un sujet, mais elle n’est assurément jamais soluble dans des clichés. De même, la démocratie délibérative s’adresse à l’intelligence des citoyens et à leur sens de l’intérêt général et elle les encourage.

Le référendum n’est pas l’expression de la souveraineté populaire

Penser que le référendum est le lieu d’expression de la souveraineté populaire, c’est ignorer le sens même du mot souveraineté populaire et l’idée selon laquelle le peuple est à la fois le sujet et l’objet des lois, celui qui s’y soumet et celui qui contribue à leur élaboration, de manière directe (comme chez Rousseau) ou indirecte (comme dans la démocratie parlementaire). Autrement dit, la souveraineté populaire renvoie aussi, en chacun de nous, à une dualité, puisque nous sommes des êtres de passion et des êtres de raison, des êtres égoïstes visant leur intérêt particulier et des êtres capables d’appréhender ce qui est universel ou universalisable et même de comprendre que leur intérêt bien compris n’est pas séparable de l’intérêt général et du souci du long terme.

Le référendum est, au contraire, un procédé qui flatte ce qu’il y a de particulier, de corporatiste et même de ressentimental en chacun de nous. Il favorise l’expression des impulsions immédiates. Dans ce jeu, les passions priment toujours sur les intérêts, ce qui divise sur ce qui unit, ce qui rompt et détruit sur ce qui réconcilie et construit, ce qui est immédiat sur le souci du long terme. Cela ne veut pas dire que les personnes qui ont voté oui au Brexit ne sont pas capables d’inclure dans leurs préoccupations le long terme ou l’intérêt des autres, mais le procédé qu’est le référendum exalte l’immédiat et le particulier.

Le référendum ne convient pas à une éthique et à une politique du futur

La référence au long terme est un autre argument qui discrédite le référendum quand il est question de sujets liés à des enjeux complexes, globaux et qui ne concernent pas seulement les relations entre les êtres humains actuels. Or c’est le cas du maintien ou de la sortie de l’Angleterre dans l’Union européenne et de la construction d’un nouvel aéroport sur une zone humide qui est un écosystème fragile, qui a évolué avec le travail des hommes, et dont vivent d’autres espèces.

Il est admis par de nombreux politistes comme par le premier venu que la démocratie représentative est présentiste, c’est-à-dire qu’elle consacre les intérêts immédiats des êtres humains actuels et est donc encline à secondariser l’écologie, à oublier les intérêts des générations futures et à ignorer ceux des autres espèces. Le pouvoir d’achat et le maintien de pratiques ayant créé des emplois sont des arguments plus vendeurs que la prise en compte des conditions de vie des générations futures et le respect de la biodiversité. De plus, les efforts qui seraient faits aujourd’hui pour endiguer le réchauffement climatique et opérer une transition environnementale passant par d’autres choix énergétiques que ceux qui prévalent aujourd’hui et par d’autres manières de produire et de consommer n’auraient pas d’effets positifs visibles dans l’immédiat. Il est difficile d’intégrer ces questions à l’agenda politique dans le cadre d’une démocratie représentative. Dans le cas d’un référendum, c’est tout simplement impossible.

Cependant, il est une question qu’il faut se poser avant de répondre que nous ne pouvons pas passer dès maintenant à une autre manière de vivre et à une économie moins liée aux énergies fossiles. Car répondre trop vite à cette question sert à enterrer la démocratie représentative pour lui substituer le référendum, ce bluff démocratique qui est, en réalité, le jeton à double face de la démagogie et de l’autoritarisme. Cette question à poser est double, voire triple: à qui profite le système économique fondé sur l’extraction fossile et donc sur la production et la consommation qui s’ensuivent de ce modèle de développement insoutenable à moyen terme ? A la majorité ou à une minorité? Si nous passions à un autre modèle, est-ce que la population mondiale et les pauvres de France et d’ailleurs en souffriraient ? Est-ce que notre pays lui-même en souffrirait ou est-ce qu’il n’y aurait pas là une occasion pour lui de redéfinir les richesses (et de calculer les prix en tenant compte des émissions de gaz à effet de serre, comme avec une taxe carbone) et même d’en créer, en misant sur les énergies renouvelables, sur la relocalisation de l’industrie, du travail, sur les alternatives à l’alimentation carnée, etc.?

On le voit, ces questions et ces pistes de réflexion ne peuvent absolument pas être abordées ni développées dans le cas d’une campagne précédant un référendum. Parce que tout est lié, parce que l’avenir de l’Europe, la transition environnementale, l’essor d’une société où l’on vit et où l’on travaille mieux, le respect de la biodiversité et des animaux et l’interdiction de nuire aux générations futures sont des questions qui vont ensemble et qui ne peuvent être traitées que dans le cadre d’une refonte totale de nos manières de penser et de voir, il n’est guère pertinent de soumettre à un sondage sommaire des problèmes aussi importants que l’avenir de l’Europe et la préservation des écosystèmes et des humains et non-humains qui en vivent.

Parce que notre chance, ce qu’il nous est permis d’espérer, dépend de notre capacité à innover, il est nécessaire de repenser la démocratie représentative, que nous n’allons pas jeter comme le bébé avec l’eau du bain. L’idée est de la compléter, comme nous sommes quelques-uns à le montrer dans nos ouvrages respectifs. Eux non plus ne collent pas à l’air du temps qui se caractérise par le zapping perpétuel et la recherche rapide de solutions faciles. Tout ce qui est constructif prend du temps et demande de la patience et de l’attention. Le manque de patience rend vulnérable à la distorsion de la communication, à l’illusion idéologique, et à la destruction. Celles et ceux qui veulent aller vite embrassent le prêt-à-penser et oscillent perpétuellement entre la réaction et la recherche de la solution miracle ou du dogme énoncé tyranniquement. C’est l’ère de la communication coercitive, cet exact opposé de l’argumentation. Le référendum en est un gadget, quand il ne sert pas purement et simplement à plébisciter un représentant politique soucieux avant tout de sa carrière.

Ce dont les résultats de ces référendums sont le nom

Non seulement ces référendums révèlent le manque de sens politique des décideurs et de certaines personnalités qui déclarent, comme Nicolas Hulot, qu’il faut s’en remettre au jugement populaire, mais, de plus, leurs résultats trahissent l’oubli de la jeunesse et l’incapacité à opérer la transition vers un autre modèle de développement. Or, s’il y avait deux thèmes qui, à mes yeux, devraient être au cœur de la politique aujourd’hui, en France, moins d’un an avant les élections présidentielles, mais aussi en Europe et partout dans le monde, ce sont bien 1. la transition vers un modèle de développement moins gourmand en énergies fossiles, plus respectueux des humains et des animaux et de leurs milieux, susceptible de créer de nouvelles richesses, dont certaines ne se réduisent pas à la croissance telle qu’elle est encore définie aujourd’hui. 2. la jeunesse. Qu’est-ce qu’une civilisation qui ne fait rien pour les jeunes? Qu’est-ce qu’une démocratie qui étouffe la voix, pleine d’espoir - oui, pleine d’espoir, je pèse mes mots - des jeunes qui osent dire qu’ils veulent un autre modèle de développement que celui que nous subissons, lié au capitalisme fossile, destructeur de la Terre et de ses habitants?

Tous les jours, je me pose cette question. Tous les jours, je me demande ce que moi, qui appartiens à une génération charnière, je peux leur dire. Car il est encore possible de faire quelque chose pour éviter les catastrophes sociales et écologiques qui s’annoncent si nous ne changeons pas très vite nos manières de vivre, de produire, de consommer et de faire de la politique. La fenêtre d’action, avec le réchauffement climatique comme sur le plan démocratique, est très courte, parce que partout s’imposent la peur de l’autre, l’autoritarisme et la démagogie, tandis que l’aggravation des inégalités et le spectre de catastrophes écologiques qui ne sont ni anticipées ni combattues font le lit de systèmes politiques violents.

Sachant que ma modeste personne ne peut pas faire grand-chose et que nul ne saurait changer seul le cours des choses, je participe à des projets collectifs (comme à l’ouvrage Eléments pour une éthique convivialiste présenté par Alain Caillé et regroupant plusieurs contributions tournées vers l’avenir) et écris des livres. Si je publie aujourd’hui ce billet, c’est pour dire que je soutiens toutes celles et ceux qui s’opposent ouvertement aux résultats de ces référendums, en Angleterre et à Nantes. Non au Brexit, non au transfert de l’aéroport à Notre-Dame-Des-Landes.

Ce «non» est porté par le souci de dire qu’un référendum n’est pas un vote, que la démocratie vaut plus que des sondages puisque son cœur est la délibération. Ce non, qui n’est pas non plus un appel à la violence, signifie que les jeunes ne doivent pas être trahis et que nous souhaitons tout faire pour opérer la transition vers un autre modèle de développement. Ce «non» est un oui aux Zadistes de Notre-Dame-Des-Landes et à l’Europe. Il est même le souhait que l’Europe porte cet espoir et devienne désirable.

Corine Pelluchon, philosophe.

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