Le régime chinois instrumentalise la mémoirede la guerre sino-japonaise

Le 9 octobre, la Chine a obtenu l’inscription de documents relatifs au massacre de Nankin au registre de la mémoire du monde de l’UNESCO. Il s’agit pour Pékin d’une demi-victoire, car la demande d’inscription concernant les « femmes de réconfort » [euphémisme désignant les prisonnières des Japonais transformées en esclave sexuelle] n’a pas été reçue. Mais la décision du comité consultatif d’experts qui se réunit tous les deux ans a entraîné une protestation de Tokyo qui conteste non pas les faits eux-mêmes mais la validité scientifique des documents présentés et, au-delà, les risques de politisation de la prise de décision. L’inscription de ces documents, et la réaction japonaise, soulève des questions majeures sur les enjeux mémoriaux en Asie.

Dans le cas de la Chine et du Japon ces enjeux ont en effet moins à voir avec l’histoire, aussi douloureuse qu’elle ait pu être, qu’avec les tensions stratégiques contemporaines. Ainsi, on assiste à une recrudescence d’activités mémorielles en République populaire de Chine – mais pas à Taïwan pourtant concernée au premier chef par cette période – avec la construction depuis une dizaine d’années de nouveaux musées, la multiplication des films de guerre et l’organisation, pour la première fois, depuis 1949, d’une impressionnante parade militaire pour commémorer le 3 septembre, la victoire du peuple chinois dans la guerre de résistance contre l’agression japonaise. Cette évolution est inquiétante, et elle en dit plus long sur l’insatisfaction d’un régime chinois confronté à des défis considérables et tenté par le nationalisme extrême et le retour perpétuel sur le passé que sur un Japon contemporain qui demeure avant tout marqué par le pacifisme et les tentations isolationnistes.

Guerre des mémoires et tensions stratégiques

Entre Pékin et Tokyo, la question de la mémoire se complique d’une division idéologique et de tensions stratégiques qui tendent à s’aggraver, alors que le régime chinois poursuit un rêve de grandeur et de revanche qui ne peut admettre aucune relation d’égalité avec ses voisins asiatiques, à commencer par le Japon. La question de la mémoire demeure difficile dans les sociétés des pays occidentaux qui sont aussi d’anciennes puissances coloniales. C’est ce que montrent par exemple les difficultés auxquelles la France est confrontée dans ses relations avec l’Algérie, face à un passé encore difficile à aborder en toute sérénité.

À ce titre le Japon, jusque dans les réticences qu’il peut manifester à aborder les périodes les plus difficiles de son histoire, fait preuve d’une grande normalité. Mais, quelle que soit la réalité indiscutable des souffrances du peuple chinois pendant la seconde guerre mondiale et la culpabilité incontestable d’un Japon engagé dans un aventurisme militaire suicidaire, il est faux de considérer que ces sujets ne sont pas abordés dans l’archipel. Ce sont les historiens japonais eux-mêmes qui, dès les années 1970, alors que la Chine de Mao n’était préoccupée que du rapprochement avec Tokyo pour mieux contrer la menace soviétique, ont les premiers fait œuvre de mémoire sur les exactions commises par l’armée impériale.

À l’inverse, pour le régime chinois aujourd’hui, la mémoire ne peut être qu’un instrument au service de l’affirmation de la puissance chinoise et du maintien du Japon, 70 ans après la défaite, dans un statut de puissance illégitime. Sélective par nature, cette mémoire, dont l’objectif est d’établir un rapport de force avec Tokyo, demeure un instrument exclusivement contrôlé par et au service du pouvoir de Pékin. C’est dans ce contexte problématique que s’inscrit la décision récente de l’UNESCO, alors que le rappel constant de la culpabilité du Japon militariste, auquel le Japon d’aujourd’hui est constamment assimilé par les autorités chinoises, interdit tout véritable dialogue, toute réflexion commune sur l’histoire, y compris la plus douloureuse.

Si Pékin rappelle régulièrement la position de l’Allemagne occidentale, dont les dirigeants ont su trouver les mots justes et les gestes symboliquement forts, elle oublie de noter que l’appartenance à un même « camp » a joué un rôle essentiel dans le rapprochement franco-allemand dans l’immédiat après-guerre et que les nécessités de l’Ostpolitik ont aussi joué un rôle lors de la visite de Willy Brandt en Pologne. Enfin, la volonté très forte d’accueillir la nouvelle Allemagne au sein de l’Union européenne a grandement facilité son retour à la normalité. La situation est toute autre en Asie où la République populaire de Chine ne souhaite pas accueillir la puissance japonaise mais a, au contraire, pour premier objectif d’interdire sa réémergence. Réémergence qui inquiète d’autant plus la RPC que, dans le reste de l’Asie en dehors de la Corée du Sud, les attentes à l’égard du Japon comme facteur d’équilibre sont au contraire considérables.

Ainsi, il est à craindre que seule une évolution majeure du régime chinois, aboutissant à une véritable ouverture politique et idéologique, pourrait permettre la mise en place de commissions communes d’historiens, ayant accès à l’ensemble des archives permettant de travailler d’une manière plus constructive à l’élaboration d’une véritable mémoire commune.

Valérie Niquet, maître de recherche et responsable du pôle Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)

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