La tentation est forte de qualifier de « fasciste » le nouveau président américain. Le ton agressif employé par Donald Trump, sa hargne, sa mâchoire crispée évoquent Mussolini. Ses arrivées théâtrales en avion (stratégie électorale inventée par Hitler) et ses harangues devant une foule qui scande des slogans simplistes (« USA ! USA ! », « Mettez-la en taule », à propos d’Hillary Clinton, dépeinte comme une candidate corrompue) rappellent les meetings nazis du début des années 1930.
Trump reprend plusieurs motifs typiquement fascistes : déploration du déclin national, imputé aux étrangers et aux minorités ; mépris des règles juridiques ; caution implicite de la violence à l’encontre des opposants ; rejet de tout ce qui est international, que ce soit le commerce, les institutions ou les traités en place.
Si tentant qu’il soit d’apposer à Trump la plus toxique des étiquettes politiques, une telle qualification n’est justifiable qu’à condition de permettre un approfondissement ou d’apporter un éclairage. Or l’étiquette « fasciste » masque un objectif central de Trump et de la majorité républicaine au Congrès, à savoir le démantèlement de la législation américaine qui assure la protection des travailleurs et de l’environnement.
Le terreau de la défaite et de l’humiliation
Les urgences auxquelles répondaient jadis les mouvements fascistes n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Ces organisations trouvaient leur terreau dans des nations qui avaient été vaincues ou humiliées lors de la première guerre mondiale.
Les premiers fascistes promettaient de surmonter la faiblesse et le déclin national en renforçant l’Etat, en galvanisant et en disciplinant la nation, en subordonnant les intérêts individuels à ceux de la communauté et en purgeant la population des dissidents et ennemis internes. Ils se présentaient comme seuls capables de faire barrage à une révolution bolchevique et de récupérer des territoires perdus.
En Italie et en Allemagne, les dirigeants modérés et conservateurs résolurent de coopter le fascisme plutôt que de le refouler. Ils craignaient qu’une répression n’ouvre la voie au socialisme. Pour se maintenir au pouvoir, ils comptaient sur les masses fascistes, sur leur énergie et leur discipline. Ils ne doutaient pas qu’après avoir partagé le pouvoir avec les fascistes ils parviendraient à reprendre le contrôle sur ces grossiers intrus grâce à leur habileté politique supérieure, à leur vernis social et à leur expérience.
Divergence sur le rôle de l’Etat
Arrivés au pouvoir, les premiers fascistes étaient bien loin des priorités de Trump et de ses alliés républicains au Congrès. Mussolini et Hitler n’avaient aucune intention d’abandonner les questions économiques, sociales ou environnementales aux forces débridées du marché ; ils ne croyaient pas non plus que la population puisse être unie sans la poigne de l’Etat.
Le faisceau de licteur, emblème de Mussolini, était hautement symbolique : cet assemblage de branches liées autour d’une hache par des lanières représentait à la fois la force de l’Etat et l’unité de la nation.
Les régimes fascistes disciplinaient la société par le biais d’organisations obligatoires, reconnaissables à la couleur uniforme de leurs chemises. Ils promouvaient des économies corporatistes qui stimulaient la production de guerre et garantissaient une forme d’Etat-providence aux travailleurs (à l’exclusion, bien entendu, des juifs, des Roms et autres ennemis nationaux).
Ils entendaient même réglementer les loisirs des travailleurs par l’entremise du Dopolavoro italien (Œuvre nationale du temps libre) et du Kraft durch Freude nazi (« la force par la joie »). Au socialisme, ils opposaient le national-socialisme. Le nom officiel du parti d’Hitler était justement « Parti national-socialiste des travailleurs allemands ».
Les entrepreneurs allemands et italiens, d’abord réticents face à ces impulsions collectivistes et disciplinaires, se laissèrent convaincre que seuls les fascistes pouvaient contrer le communisme et, à l’instar de l’armée et de l’Eglise, ils finirent par cautionner leur entrée au gouvernement.
A terme, les patrons allaient être largement récompensés par le démantèlement des syndicats indépendants, par l’interdiction des grèves et par de lucratifs contrats de travaux publics et de réarmement.
Mais Trump et les républicains n’envisagent pas un seul instant d’établir une économie corporatiste. Ce qu’ils veulent, c’est un pur libéralisme de marché, une subordination du bien commun aux intérêts individuels (ou, du moins, aux intérêts des individus les plus riches).
Agenda libertarien favorable au patronat
On peut considérer que le régime de Trump se compose de trois courants.
Le premier correspond à la majorité républicaine dans les deux chambres du Congrès. Dans la mesure où Trump, homme d’affaires peu scrupuleux, valide leur agenda libertarien favorable au patronat, ce courant est celui qui sera le plus probablement gratifié.
Le processus de déréglementation est d’ores et déjà amorcé. Trump a abrogé la réglementation Obama qui interdisait aux industriels du charbon de déverser leurs déchets dans les rivières. Et bien qu’il hésite à priver 20 millions d’Américains de l’Obamacare, ce système de santé est de toute façon compromis par le retrait des compagnies d’assurances.
L’administration Trump laisse présager un affaiblissement sensible, voire une disparition des agences fédérales qui, jusqu’à présent, contrôlaient l’eau, l’air et la protection d’espèces menacées. Elle laisse présager aussi une taxation des riches proportionnellement inférieure à celle des classes moyennes. Et dire qu’il y a quelques années seulement la flat tax, impôt à taux unique, était considérée comme une idée radicale ! Les régimes fascistes, eux, appliquaient une imposition hautement progressive.
Dénonciation des évolutions culturelles
Le deuxième courant réunit les Américains offusqués par les expérimentations culturelles des années 1960. Les habitants de l’Amérique profonde, hostiles au féminisme, à l’avortement, aux droits des homosexuels et à l’intégration raciale, sont généralement les laissés-pour-compte du renouveau économique d’Obama porté par la technologie.
Trump a fondé sa campagne sur les rancœurs d’une classe ouvrière blanche non qualifiée qui est à la fois en déclin économique et en décalage avec les évolutions culturelles de la société. Dans le même esprit, les nazis dénonçaient les expérimentations sociales et culturelles de la République de Weimar.
La résurgence du racisme aux Etats-Unis sous Obama rappelle par ailleurs le rassemblement des forces antirépublicaines en opposition au Front populaire de Léon Blum, premier chef de gouvernement français à être socialiste et juif. L’ancien président était en quelque sorte le Léon Blum américain, élu dans l’euphorie puis bloqué par une opposition nationale inflexible.
En Amérique, les réactionnaires culturels ne seront pas aussi généreusement récompensés par le régime Trump que les chefs d’entreprise. Les « Blancs pauvres » ont servi à gagner les élections de 2016 ; maintenant, ils peuvent être mis de côté. Ils seront gratifiés par quelque nouvelle restriction en matière d’avortement ou de droits des homosexuels, mais ils ne bénéficieront certainement pas de créations d’emplois, que seuls pourraient générer des projets de relance économique financés par une plus forte taxation des riches.
Autoritaire et réactionnaire
Le troisième courant est incarné par Trump lui-même, qui chapeaute l’ensemble du système. Donald Trump est un opportuniste, il ne se préoccupe que de sa propre célébrité et de sa propre richesse et se laisse guider par des impulsions éphémères susceptibles de favoriser leur accroissement.
Nous avons ici affaire à une personnalité autoritaire dépourvue de tout engagement envers l’Etat de droit, la tradition politique et même l’idéologie. Il a implicitement donné carte blanche à ses représentants pour agir de manière arbitraire, comme Henry Rousso l’a appris à l’aéroport de Houston, au Texas [le 22 février, cet historien a été « détenu par erreur » pendant dix heures à l’aéroport de Houston et a failli être renvoyé en France].
Dans ses relations avec le reste du monde, Trump obéit au slogan « America first » (formule quasi oubliée aux Etats-Unis depuis l’isolationnisme des années 1930). En matière de politique étrangère, ses priorités sont difficilement déchiffrables. Il n’est pas impossible qu’elles consistent à apaiser de mystérieux créditeurs russes.
A la différence des fascistes, Trump ne brigue pas de territoire. Il se concentre plutôt sur l’exclusion des immigrants et la construction d’un mur symbolique à la frontière mexicaine. Face au tir de missile balistique en Corée du Nord, il n’a pas bronché.
Un pouvoir exécutif sans contrainte
Mais, s’il se trouvait confronté à une crise internationale grave, sa réaction serait probablement impulsive et ne s’appuierait pas sur les conseils d’experts. Dans le cas d’une attaque terroriste sur le territoire américain, il pourrait être amené à imposer la loi martiale, gelant ainsi le fonctionnement des institutions démocratiques aux Etats-Unis.
La garde rapprochée de Trump est bien plus réactionnaire qu’on n’aurait pu s’y attendre au lendemain d’une victoire électorale relativement serrée. Les nominations des membres de son cabinet et de son équipe témoignent qu’il accorde plus de poids à la loyauté personnelle qu’à la compétence. Il semblerait que ses plus proches conseillers soient sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner.
Plus étonnamment, cet ancien playboy new-yorkais s’est entouré d’individus liés à l’extrême droite, admirateurs de Marine Le Pen et d’autres nationalistes populistes européens, comme le haut conseiller Stephen Bannon et son assistant Stephen Miller.
Bannon et Miller approuvent l’exercice discrétionnaire du pouvoir exécutif et considèrent toute critique de la part de la presse comme relevant de la trahison. Trump aura l’occasion de remplir suffisamment de sièges vacants dans le système judiciaire fédéral pour se défaire de toute contrainte judiciaire.
Un pouvoir exécutif sans contrainte ni contrôle est indicateur de dictature en général, plutôt que de fascisme en particulier. L’étiquette « fasciste » occulte en effet le libertarisme économique et social de Trump. Appelons les choses par leur nom : le régime de Trump est une ploutocratie.
Robert O. Paxton, professeur émérite d’histoire, Columbia University (New York). Il est notamment l’auteur, en 1972, de « La France de Vichy 1940-1944 » (Seuil), livre avec lequel il bouleverse l’historiographie française. Sa thèse : Vichy ne s’est pas contenté de collaborer, le régime du maréchal Pétain a joué un rôle actif dans la mise en place de politiques antisémites. Traduit de l’anglais par Myriam Dennehy.