Le régime poutinien basculera-t-il à son tour?

Internet a fait entrer la guerre dans chaque foyer. Chacun est ainsi témoin ou acteur en direct de combats de rue à Kiev, de meetings en Crimée, d’arrestations à Moscou. Maintenant, alors que j’écris ces mots, sur la place du Manège près du Kremlin, une jeune fille rousse d’environ 18 ans déroule une pancarte «Non à la guerre!». Un policier s’approche d’elle avec un mégaphone: «Dispersez-vous! Votre action n’a pas été approuvée.» Elle lui répond en criant: «C’est votre guerre qui n’est pas approuvée!»

Les criminels au pouvoir sont parvenus à commettre une bassesse impardonnable: monter les Russes et les Ukrainiens les uns contre les autres, faire de la langue non plus un moyen de communication mais une arme de haine.

Nous sommes réellement des peuples frères. Ma mère est Ukrainienne, mon père est Russe. Et de telles familles mixtes se comptent par millions, aussi bien en Ukraine qu’en Russie. Comment donc les séparer l’une de l’autre? En tranchant dans le vif?

Et comment partager Gogol? Est-il un auteur classique russe ou ukrainien? Il est aux deux, il est notre fierté commune.

Et comment partager notre honte commune et notre chagrin commun; notre énorme histoire? L’anéantissement de la paysannerie en Russie et la grande famine du Holodomor en Ukraine? Parmi les victimes et les bourreaux se trouvaient aussi bien des Russes que des Ukrainiens. Nous avions des ennemis communs: nous-mêmes. La mainmise de notre terrible passé commun paralyse nos deux peuples et les empêche d’aller de l’avant.

Maïdan nous a étonnés par l’audace et le courage de ces gens sortis sur la place «pour notre et votre liberté». C’est avant tout la solidarité qui sautait aux yeux. On ressentait admiration et envie: voyez comme les Ukrainiens peuvent se soulever et tenir bon, il n’est plus possible de les mettre à genoux.

Les présentateurs de la télévision de Poutine ont tout fait pour présenter dans leurs émissions de propagande le défenseur de Maïdan comme un personnage tout juste sorti d’une anecdote: rusé, cupide, obtus, prêt à vendre son âme au diable ou à l’Occident, pourvu qu’il ait du lard. Un pays ayant une telle télévision d’Etat devrait mourir de honte.

La Russie a adopté depuis longtemps une attitude condescendante à l’égard des Ukrainiens et de la langue ukrainienne. On aimait le «petit frère» pour sa joie de vivre, son humour, son autodérision. Mais il restait tout de même le cadet dans la famille, ce qui signifiait qu’il devait obéir à l’aîné, apprendre de lui, essayer de lui ressembler. Et voilà qu’en ces derniers mois, qui ont changé le cours de l’histoire, les Russes ont découvert des Ukrainiens tout à fait différents. Le «petit frère» s’est avéré plus adulte que l’aîné. Les Ukrainiens ont su dire à leur gouver­nement de voleurs «Dehors la bande!», mais pas nous. Bien sûr que ça fait envie.

On peut prendre aussi un symbole aussi simple que l’hymne national. Ils ont un hymne qui réunit toutes les générations, alors que nous n’en avons même pas. Aux Jeux olympiques, c’est l’«hymne» stalinien réunissant des générations de dictateurs et de voleurs qui s’est répandu dans le monde entier.

La révolution démocratique en Ukraine a commencé par un combat contre les symboles: les places du pays ont vu tomber les statues de Lénine. Alors que chez nous, en Russie et dans les régions russophones d’Ukraine, les Lénine sont restés sur les places et dans les esprits. Chaque peuple est otage de ses symboles. En Russie, la ville de Saint-Pétersbourg se trouve toujours dans la région de Leningrad et le train ultramoderne Sapsan vous mène à la ville de Dzerjinsk, qui porte toujours le nom du principal bourreau du pays. Ce sont les signes qui les entourent qui déterminent la vie des gens.

Les Ukrainiens se sont mis à détruire les symboles de notre humiliant passé commun, mais les Russes d’Ukraine en ont hélas pris la défense.

La Maïdan de l’Indépendance ukrainienne – de l’indépendance vis-à-vis de la Russie – s’est transformée en un «EuroMaidan». Ce n’est pas la haine de la Russie qui a poussé les gens dans la rue, mais la haine de leurs propres autorités qui ont opprimé sans vergogne le pays et ses habitants quelle que soit leur langue. Les Kiéviens sont sortis dans la rue pour se débarrasser d’un pouvoir criminel. Cet élan ne visait nullement une révolution. Il ne s’agissait pas d’un mouvement tourné vers la violence mais vers un ordre civilisé, vers l’«Europe».

Pour les Ukrainiens, l’Europe n’est pas la réelle Union européenne avec sa multitude de problèmes, elle est le mythe d’une vie qui ne se baserait pas sur les règles des criminels mais sur les lois du droit. L’Europe est synonyme d’espoir en une autre vie dans une Ukraine civilisée.

Ce ne sont pas les protestations pacifiques qui ont asséné le knock-out au régime de Viktor Ianoukovitch. Les bandits ne comprennent que le langage de la force. Le mouvement nationaliste a enfilé, tel un gant de boxeur, la protestation démocratique et pacifique. La toute première loi du nouveau pouvoir a hélas consisté à abolir la langue russe comme langue nationale, divisant ainsi encore plus profondément l’Ouest ukrainien et l’Est russophone du pays. Les uns ayant pour héros «la centaine céleste» de martyrs, les autres les forces spéciales «Berkout».

On peut aussi comprendre les habitants de l’est de l’Ukraine et de Crimée. Les gens ont eu peur de l’«ukrainisation». Imaginez-vous seulement une situation semblable en Suisse: les germanophones majoritaires au parlement de Berne adoptant une loi interdisant la langue française en Romandie.

La confusion des gens simples en cette période difficile a immédiatement profité au principal «vainqueur» des Jeux olympiques. «La patrie doit défendre ses enfants!» Quelle que soit la dictature en vigueur – l’orthodoxie, le communisme, à nouveau l’ortho­doxie –, le régime s’est toujours ­appuyé sur le patriotisme pour manipuler le peuple. Ce tour d’adresse n’a jamais failli, et il ­continue de fonctionner. Ces dernières semaines, la propagande ­télévisée a employé les grands moyens pour préparer les Russes à «défendre la patrie» en Crimée et en Ukraine de l’Est contre les occupants fascistes ukrainiens.

La guerre – peu importe qu’elle soit chaude ou froide – est un moyen d’existence pour tous les régimes. Les ennemis sont du pain béni pour toute dictature. Les ­victoires prolongent l’existence des empires, les défaites accélèrent leur chute: le triomphe de Staline n’a fait que consolider l’Etat-goulag, la catastrophe afghane a précipité la mort de l’URSS.

Faut-il souhaiter la victoire ou la défaite à sa patrie? Cette question qui pourrait sembler étrange à un homme aimant son pays ne l’est finalement pas tant si cette patrie ne laisse vivre en paix ni les siens, ni les autres. Dans la conscience populaire, la question de savoir où se trouvent la fin de la patrie et le début du régime n’a toujours pas été élucidée, tant tout s’est emmêlé. Le patriotisme est la vache sacrée russe qui rumine comme un chewing-gum les droits de l’homme et le respect de l’individu.

Mon ami d’enfance est mort en Afghanistan: on leur disait à eux aussi qu’ils défendaient là-bas leur patrie. Nous rendions visite à ses parents. A chaque fois, sa mère se mettait à pleurer: «Quelle patrie? Quelle patrie?» Nous nous taisions.

Je me souviens, quand la guerre a commencé en Tchétchénie, d’un reportage où un soldat russe, encore tout jeune garçon, a dit: «Je défends ici ma patrie.» Maintenant, ils veulent que les jeunes garçons russes et ukrainiens «défendent la patrie» l’un contre l’autre.

Un quart de siècle a passé depuis la fin de la guerre en Afghanistan. Cette guerre-là a eu pour conséquence la chute de l’empire soviétique. Aujourd’hui, nous assistons à la répétition du même scénario suicidaire. Il existe manifestement une loi commandant la mort naturelle d’un régime: la dictature vit du mensonge qui consiste à s’inventer des ennemis et elle meurt dès lors qu’elle commence à croire à ses propres mensonges.

Ces gens simples qui, en Ukraine, agitent des drapeaux tricolores et crient «Russie!» les larmes aux yeux me font de la peine. Comme tant de fois dans l’histoire, ils seront utilisés et trahis. Leur route vers la Russie les mènera vers un Etat policier.

Cette aventure a pour résultat l’instauration d’une nouvelle «guerre froide», l’étouffement de toute protestation civile ou sociale en Russie, l’incitation à la psychose chauviniste. Ce qui attend la Russie, c’est l’isolement international, l’appauvrissement de ses habitants, les répressions. En 2008, le régime avait déjà brouillé son pays avec la Géorgie, détruisant ainsi les relations de bon voisinage entre­tenues par les deux peuples depuis des siècles. Ces relations entre nos pays sont détériorées pour longtemps. Et maintenant, la même chose se produit avec l’Ukraine.

Ceux qui en pâtiront le plus seront précisément les habitants de Crimée. L’enthousiasme qui suivra la «libération» historique face aux «fascistes» ukrainiens disparaîtra vite et l’on retombera dans la réalité. Après la «libération» de l’Abkhazie, les stations balnéaires de la mer Noire jadis florissantes ont été totalement laissées à l’abandon. Le même scénario attend désormais la «libération» de la Crimée. L’immense station deviendra un «trou gris» où personne n’ira plus, ni d’Ukraine, ni de Russie. Les habitants de la presqu’île, qui vivent essentiellement du tourisme estival, seront ruinés. En hissant le drapeau tricolore, les gens ont déjà perdu ce qu’ils avaient. S’ajoute encore le problème des ­Tatars de Crimée, qui se souviennent fort bien de la déportation de Sibérie et ne veulent plus rien entendre de la Russie. Dans l’est de l’Ukraine, où les Russes sont mélangés aux Ukrainiens, on n’est pas loin d’une guerre ethnique, la situation là-bas étant aussi embrouillée qu’en Bosnie dans les années 1990. Comment distinguer un «nationaliste» d’une «victime du nationalisme»?

L’interminable conflit qui couve à la frontière permet au rêve du régime de se réaliser sous nos yeux. La guerre non déclarée avec l’Ukraine est un bon prétexte pour écraser définitivement en Russie la société civile indépendante et instaurer un ordre policier implacable. Le militarisme, la chasse aux ennemis intérieurs, la lutte contre les «traîtres», la propagande patriotique de masse constituent déjà notre réalité.

Les crapules et les imbéciles ont trop longtemps spéculé sur l’amour de la patrie. Et voilà que nous sommes à nouveau tous pris en otage, aussi bien les Russes que les Ukrainiens. Nous souffrirons à nouveau ensemble, comme deux peuples frères. Et c’est ensemble que nous devrons nous battre pour l’avenir.

La jeune fille de la place du Manège a été arrêtée. Les policiers lui ont arraché la pancarte, l’ont enroulée et l’on emportée.

Après l’intrusion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, le poète russe Alexandre Galitch a écrit: «Citoyens! La patrie est en danger! Nos chars sont en terre étrangère!» La jeune fille rousse est une patriote. Mais ceux qui l’ont arrêtée, ceux qui au parlement ont voté à l’unanimité pour la guerre, ceux qui donnent et exécutent des ordres criminels à renfort de matraques et de chars, ceux-là sont les traîtres.
Mikhaïl Chichkine, écrivain russe.

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