Le retour de Keynes et la fin de l’« Homo œconomicus »

La Grande Dépression de 1929 a accouché d’une discipline nouvelle : la macroéconomie moderne, fondée par John Maynard Keynes, qui a inspiré les politiques publiques après-guerre. La grande récession, depuis 2008, a-t-elle transformé la science économique d’une manière comparable ?

L’analogie entre ces deux périodes est trompeuse parce qu’elle ne tient pas compte d’une différence essentielle : les économistes des années 1930 ne disposaient d’aucun outil pour penser une crise sans précédent, alors que ceux des années 2000 s’appuient sur les travaux de leurs prédécesseurs.

Imposture

Selon un discours répandu, la crise actuelle aurait révélé que l’« économie orthodoxe », impuissante à la prévoir puis à la résoudre, était une imposture. Sans aller aussi loin, il faut reconnaître des manquements bien réels : les risques dus aux crédits immobiliers subprimes et au comportement d’organismes financiers peu régulés avaient été sous-estimés par beaucoup d’économistes, parfois sujets à des conflits d’intérêts cruellement mis en lumière dans le film Inside Job (2010).

Si l’on prend un peu de recul, un jugement plus nuancé s’impose, parce que les dix dernières années illustrent de manière spectaculaire la pertinence de la macroéconomie keynésienne la plus classique. La sortie de crise américaine et le relatif échec européen – dû à un resserrement budgétaire prématuré en 2011 – confirment l’utilité des déficits publics temporaires. Contrairement aux prédictions des Cassandre, l’expansion monétaire n’a suscité aucune inflation et les déficits publics américains n’ont pas fait augmenter les taux à long terme. De fait, l’une des principales difficultés de ces dernières années – l’impossibilité pour les banques centrales de continuer à baisser les taux quand ceux-ci sont nuls – avait été théorisée par l’économiste britannique John Hicks dès 1937 (la « zero lower bound »).

La crise sans fin du sud de la zone euro est, hélas, un autre exemple de confirmation d’une théorie ancienne : celle des zones monétaires optimales. Dans les années 1960, Richard Mundell et Peter Kenen avaient expliqué que, pour bien fonctionner, une union monétaire devait être un espace d’intégration fiscale et de mobilité du travail. C’est donc à tort qu’on avait accusé d’aveuglement antieuropéen les économistes américains qui, au nom de cette théorie, avaient dit leur scepticisme lors de la création de l’euro.

Des débats très conflictuels

Au début des années 2010, il a fallu des débats très conflictuels entre économistes avant que l’interprétation keynésienne de la crise soit largement admise – débats finalement tranchés par la découverte d’erreurs grossières dans les études statistiques citées par les partisans de l’austérité quant aux effets (négatifs) de celle-ci sur la croissance. Cette reconnaissance a ravivé l’approche néokeynésienne déjà ancienne, qui consiste à préciser les mécanismes identifiés par Keynes au moyen d’une modélisation détaillée des comportements individuels. Mais les travaux récents innovent : combinant modélisation théorique et études empiriques, ils s’inspirent de domaines variés comme l’économie industrielle, la psychologie expérimentale et l’histoire.

Une grande partie d’entre eux portent sur les causes et les conséquences des situations de taux zéro – thème longtemps délaissé parce que sans objet avant 2008. Les recherches sur la « stagnation séculaire » (dues par exemple à Larry Summers) s’inspirent notamment des thèses de Robert Gordon sur l’histoire du progrès technique et des études empiriques montrant que l’investissement est le parent pauvre de la reprise américaine. Si la faiblesse de l’investissement (parfois attribuée à l’atténuation de la concurrence sur de nombreux marchés) devait être durable, le maintien des taux d’intérêt réels à un niveau très bas justifierait un relèvement des objectifs d’inflation. Selon d’autres travaux, la faiblesse des taux s’explique plus spécifiquement par le manque d’opportunités d’investissement dans des actifs peu risqués ; constat qui conduirait à repenser l’action des banques centrales.

D’autres recherches se fondent sur les acquis de la psychologie expérimentale. On a longtemps considéré que l’Homo œconomicus, même irréaliste, était l’horizon indépassable de la modélisation théorique, parce que l’hypothèse de rationalité absolue fournirait un ancrage moins arbitraire que n’importe quel écart par rapport à cet idéal type. Les expériences de Daniel Kahneman, Amos Tversky et Richard Thaler ont permis d’échapper à cette alternative et de préciser la manière dont raisonnent les êtres humains réels.

Plusieurs travaux récents, dus notamment aux Français Emmanuel Farhi et Xavier Gabaix, ont appliqué cette approche à la théorie macroéconomique, pour la réviser à la lumière des connaissances accumulées sur les limites de la rationalité individuelle. Ce champ de recherche novateur pourrait contribuer à améliorer les politiques macroéconomiques d’une manière analogue aux travaux sur le « nudge » (« coup de pouce »), qui sont en train de faire évoluer les politiques publiques dans le sens d’une meilleure prise en compte des réactions des acteurs économiques aux incitations publiques.

Par David Spector, chargé de recherche au CNRS et professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris.

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