Le retrait précipité des Américains au Moyen-Orient

La prise de contrôle le 10 juin de la ville de Mossoul par les forces djihadistes de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) et la menace directe qui pèse aujourd’hui sur Bagdad est le dernier signe d’une dégradation brutale de la situation sécuritaire en Irak et plus généralement de l’instabilité croissante de la région.

Vu de Washington, cette tragédie est aussi une autre manifestation d’un revirement sans précédent de la stratégie américaine sous la présidence de Barack Obama. Certes, l’Irak souffre toujours des décisions désastreuses prises par l’Autorité provisoire de la coalition, mise en place juste après l’invasion de 2003 : le processus de « débaasification » et le démantèlement de l’armée ont aliéné une partie importante de la population sunnite, nourri une insurrection et une guerre civile aux plaies durables. Mais l’envoi de renforts militaires lors de l’opération dite du « surge » (initié en 2007, qui avait instauré une stratégie de contre insurrection et surtout l’armement des milices sunnites contre Al-Qaida dans le cadre du « Réveil d’Anbar ») avait permis de restaurer un début de stabilité dans le pays.

La décision, après l’élection de Barack Obama en 2008, de conduire le retrait des troupes américaines, achevé en 2011, bien qu’aucun accord n’ait été trouvé avec les autorités de Bagdad sur la présence de bases américaines en Irak, a fait disparaître toute forme d’influence américaine réelle sur le pays, laissant la part belle aux ingérences étrangères mais surtout à l’incompétence de ses dirigeants actuels. Gagné par une dérive autoritaire et sectaire, le premier ministre irakien Nouri Al-Maliki n’a pas su ouvrir son gouvernement aux sunnites, érodant tous les progrès permis par le surge. La guerre civile syrienne, la porosité de la frontière entre les deux pays et la montée en puissance des groupes islamistes comme le Front Al-Nosra et l’EIIL ont fini de déstabiliser l’Irak.

LES PRIORITÉS DU PRÉSIDENT L’ÉLOIGNENT DES ENJEUX INTERNATIONAUX

Depuis six ans, le président Obama, concentré principalement sur les enjeux de politique intérieure, le nation building at home, peine à avancer sa vision diplomatique. De l’adoption du plan de relance de l’économie américaine à la réforme du système de santé, le Obamacare, les priorités du président l’éloignent des enjeux internationaux. La stratégie annoncée du « Pivot », plus une incantatoire que réelle à ce stade, a consacré la réorientation de la diplomatie américaine vers le Pacifique pour y contenir les ambitions grandissantes de la Chine. Mais les alliés des États-Unis en Asie attendent toujours une présence américaine plus visible dans leur région.

Le président cherche à réduire l’engagement stratégique et militaire à l’échelle mondiale, et veut à tout prix éviter un nouvel engagement américain au Moyen-Orient. Il considère que les États-Unis ont surinvesti au Moyen-Orient. Il en est d’autant plus convaincu que la révolution du gaz de schiste réduit considérablement la dépendance américaine envers les hydrocarbures de la région.

Cette vision est contraire à ce que ces prédécesseurs tenaient pour être un devoir pour les États-Unis, et a entraîné de retentissants fiascos diplomatiques. Ce fut notamment le cas concernant la « ligne rouge » que le président syrien Bachar Al-Assad ne devait pas franchir. Barack Obama l’avait en effet mis en garde, il s’attirerait les foudres de l’Amérique s’il employait des armes chimiques. Mais après les attaques dans la région de Ghouta, Washington a choisi de se rallier au plan russe de démantèlement des installations chimiques syriennes. En dépit des retards répétés et des rapports faisant état de nouvelles attaques chimiques contre la population syrienne, l’administration Obama se garde de relancer les avertissements qui l’avaient emmenée au bord d’une intervention militaire en 2013.

Ainsi, malgré des déclarations indiquant qu’il ne rejette a priori aucune option, il est à ce stade peu probable que Barck Obama n’autorise des frappes aériennes contre les groupes djihadistes. Et tout éventuel engagement américain sera de portée limitée. Le premier ministre irakien aurait, selon des informations du New York Times, demandé à plusieurs reprises ces derniers mois, après la chute de Falloujah, à la Maison Blanche d’autoriser l’intervention de drones pour contrer la progression de l’EIIL. En vain. En janvier, dans un long entretien accordé au New Yorker, Obama relativisait la menace que les groupes islamistes en Irak faisaient peser sur les États-Unis : « Ce n’est pas parce qu’une équipe de juniors porte le maillot des Lakers que cela en fait des Kobe Bryant », ajoutant : « Je pense qu’il y a une différence entre les moyens et la portée d’un Ben Laden, d’un réseau qui planifie activement des attaques terroristes de grande envergure contre notre territoire, et ceux de jihadistes impliqués dans des luttes de pouvoir locales, souvent de nature ethnique. »

UN QUASI ETAT ISLAMISTE

Au-delà de la réaction immédiate à la crise irakienne, la diplomatie américaine doit admettre que son retrait du Moyen-Orient n’a servi ni ses intérêts, ni ceux de ses alliés, ni la paix et la sécurité de la région, ni la lutte pour les droits de l’homme.

Il est urgent de reconnaître que la tragédie syrienne, qui a fait à ce jour plus de 150 000 morts et 2,5 millions de réfugiés fait peser une menace durable sur la sécurité de la région, mais aussi de l’Europe et des États-Unis. Tout d’abord pour la stabilité de ses voisins : l’Irak bien sûr mais aussi la Jordanie et le Liban. L’émergence de facto d’un quasi Etat islamiste contrôlé par l’EIIL dans les zones frontalières entre la Syrie et l’Irak garantira un refuge pour les combattants djihadistes venus du monde entier désireux de s’entraîner avant de se retourner contre l’Occident et Israël.

Le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, rappelait à juste titre que l’argument selon lequel le régime de Bachar Al-Assad est le seul rempart aux islamistes n’est pas valide. Damas a bien compris que la meilleure façon de dissuader toute intervention internationale était de détruire l’opposition modérée et provoquer un face-à-face avec les islamistes radicaux. Comme l’a rappelé M. Fabius : « Bachar et Al-Qaida se tiennent ».

Américains et Européens doivent s’engager dans le soutien d’un processus politique de transition qui ne pourra passer que par le renforcement de l’opposition modérée face au régime de Bachar Al-Assad. En Irak, des frappes contre les islamistes doivent être conditionnées à de vraies garanties du premier ministre Maliki en faveur d’une politique d’inclusion et de réconciliation avec les sunnites. Il n’existe cependant pas de solution miracle à court terme et beaucoup de temps a déjà été perdu. Nous devons nous préparer à concevoir un Moyen-Orient durablement déstabilisé, aux frontières contestées, aux influences contradictoires, aux risques multiformes.

Par Kenneth Weinstein, président de l’Hudson Institute, un think-tank conservateur de Washington.

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