Le rêve d’une Nouvelle Turquie est possible

Cela fait un an et demi que la Turquie est engagée dans un impressionnant marathon d’élections. Les élections municipales du 30 mars 2014, puis l’élection présidentielle du 10 août, pour la première fois exprimées au suffrage universel dans l’histoire de la Turquie, dont j’étais l’un des candidats et, dernièrement, les élections législatives qui ont eu lieu le 7 juin 2015. Ce calendrier a été aussi celui de l’affirmation du Parti démocratique du peuple (HDP) sur la scène politique, de son organisation, de la clarification de sa ligne politique, de ses objectifs et de son programme.

C’est durant cette même période que, menacés de toutes parts, victimes d’intimidations et d’agressions, nous avons subi des tirs sur les murs du siège de notre parti, les incendies criminels de nos véhicules de campagne même occupés par leur conducteur, les meurtres de nos militants pendant leurs activités électorales, la dispersion à la bombe de notre plus grand rassemblement, les attaques dirigées contre nos citoyens parfois massacrés, au travers d’actions provocatrices qui auraient pu conduire à une guerre civile.

Malgré tout ce qui s’est passé, nous avons su traverser une étape fondée sur l’abnégation, la patience et la résistance, capable de susciter et d’organiser l’espoir. C’est grâce à la victoire commune de tous ceux qui partagent ces valeurs que nous sommes arrivés là où nous sommes. Les ruptures historiques, politiques et sociales ont toujours été l’aboutissement des processus historiques et des luttes.

Les élections du 7 juin 2015 correspondent, de par leurs résultats, à un moment de rupture pour les peuples de Turquie et du Moyen-Orient. Les conséquences majeures de ce bouleversement historique sont la possibilité naissante pour les 80 députés du HDP d’organiser une opposition forte au sein du Parlement, et la victoire massive et inédite d’un parti de gauche, dans l’histoire politique de la Turquie. Ajoutons à ces avancées le fait que le mouvement politique kurde, animé depuis des décennies par la perspective d’un ancrage en Turquie, ait réussi à atteindre son objectif le 7 juin.

Liberté, égalité et paix

Quant aux répercussions immédiates des élections, rappelons la fin de l’hégémonie du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir depuis treize ans, la volatilisation du régime présidentiel que M. Recep Tayyip Erdogan rêvait d’imposer à la société, le réveil des citoyens de Turquie à un jour plus lumineux, le matin du 8 juin. En quelques mots, les vrais gagnants sont la liberté, l’égalité et la paix. L’oppression, l’autoritarisme et l’arrogance ont perdu.

Cette victoire est la conquête commune de la gauche et de tous les réprouvés, celle des femmes, des écologistes, des jeunes, de tous ceux qui aspirent à une Constitution civile et démocratique, luttent contre la Constitution issue du putsch du 12 septembre 1980 et son barrage des 10 % qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde.

Les plus grands architectes de ce triomphe sont les milliers de travailleurs du parti et tous les autres citoyens qui, sans être du HDP, ont soutenu notre projet de société. Quant à sa source d’inspiration, elle est à chercher dans l’histoire commune des mouvements socialistes de Turquie et du mouvement kurde, chez ceux qui ont résisté à Kobané et au parc Gezi.

Depuis la crise économique de 2008, dont les effets ont été différemment ressentis dans chaque pays, l’on assiste partout au monde à des déferlantes de transformations. Elles ont montré leur force dans le mouvement Occupy, en Amérique et en Europe, dans les Printemps arabes, au Moyen-Orient, et en Turquie, au travers de l’insurrection Gezi.

Il ne faut évidemment pas perdre de vue que chacun de ces mouvements répondait à une évolution et une dynamique sociale spécifiques, mais le plus important maintenant est que Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, et le HDP en Turquie, puissent amplifier ces transformations en cascade et les organiser.

Au lendemain des événements de Gezi, il est devenu clair que l’AKP au pouvoir, chantre de la liberté et de la justice dans ses postures idéologiques des débuts, était en vérité à mille lieues de ces valeurs. Gezi avait réussi à faire rapidement reculer l’AKP dans le paysage idéologique. La société exprimait sa volonté d’échapper à l’asphyxie par un régime communautariste qui, arborant un mépris total pour la nature et le travail, s’était définitivement enfermé dans une idéologie au service du capital.

Il s’agissait, bien sûr, pour le pouvoir d’un choix politique délibéré. C’est dans ce contexte que se sont accrues, pour le mouvement politique kurde et les forces de gauche de Turquie, les possibilités d’asseoir et de propager leur projet politique au travers de leurs valeurs de principe historiques. Le HDP a réussi à investir cet espace politique grâce un réseau d’unions et de solidarités.

Une démocratie radicale

L’une des conclusions à tirer de ce processus historique est la nécessité de réfléchir sur de nouveaux mécanismes de représentation. Car, dans les domaines de la condition féminine, de la jeunesse et de l’écologie, il est indispensable, aujourd’hui, de concevoir des politiques locales, décentralisées, libérées des dominations hiérarchiques.

Nous espérons répondre à cet impératif par la démocratie radicale définie dans notre programme et pratiquée au sein même de notre parti. La transposer dans la vie passe par un processus dont nous sommes tous comptables. Et ce n’est qu’ainsi que nous pourrons préparer le terrain pour la jeune génération désireuse de s’engager dans la politique.

Ces élections nous ont aussi fourni la preuve de la faillite de la politique étrangère hégémonique, expansionniste et communautariste du parti actuellement au pouvoir. Le Moyen-Orient traverse une terrible période de guerres, de destructions et de massacres, où se dessinent de nouvelles frontières, émergent de nouvelles souverainetés et des ordres sociaux inédits.

Appelée l’ère Davutoglu, cette dernière décennie de la politique étrangère de la Turquie, mise en place par l’ancien ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, est en réalité la triste histoire d’un échec total. Bien sûr, la part de la responsabilité de Recep Tayyip Erdogan dans ce fiasco est grande. On peut facilement deviner dans leurs déclarations ou insinuations le rêve de politique étrangère, irrationnelle et néo-ottomane de l’AKP, autoproclamé protecteur de tous les peuples du Moyen-Orient.

Pendant la résistance kurde à Kobané, ce discours s’est durci en des termes inacceptables pour les Kurdes. Alors que l’immense majorité du monde démocratique soutenait l’héroïque résistance des combattantes kurdes face aux assassins du Daech, ainsi que l’abnégation des femmes et des hommes venus de partout – qui, poussés par une conscience internationaliste, ont défendu Kobané, où a été perpétré l’un des crimes contre l’humanité du XXIe siècle – et qu’on pouvait entrevoir dans ces résistances l’espoir d’une paix au Moyen-Orient, « la chute de Kobané ne tient qu’à un fil », ne cessait d’ironiser M. Erdogan.

Discours communautariste

Ces paroles ont définitivement éloigné de l’AKP une frange importante de la société, surtout les Kurdes. Il en a résulté non seulement la faillite de la politique extérieure du pays, mais aussi la quasi-disparition de l’AKP dans les villes kurdes. L’AKP s’est fourvoyé auprès des Kurdes à cause de sa politique anti-kurde, ses prises de position concernant Kobané et Rojava, ses rêves d’hégémonie au Moyen-Orient.

Et le plus étrange est que ce parti persiste dans ce discours malgré l’échec de sa politique étrangère et son repli dans le pays. Tandis que les combattants des Unités de protection du peuple (YPG) et les combattantes des Unités de protection des femmes (YPJ) ont repris Talla Abyad à l’Etat islamique, après avoir courageusement défendu Kobané, l’AKP s’accroche toujours à son discours communautariste, en dressant les uns contre les autres dans ses politiques intérieure et extérieure.

L’accession du HDP à une forte représentation au Parlement, en franchissant le barrage des 10 % au niveau national, a été la meilleure réponse à l’idéologie communautariste de l’AKP. Cette opposition incarne la conscience et la maturité politiques qui empêcheront, en Turquie, le discours nationaliste et communautariste de dominer sans partage. Lorsque, durant notre campagne électorale, notre rassemblement de Diyarbakir a été dispersé à la bombe, on a voulu pousser les citoyens à la guerre civile, mais nous sommes maintenant socialement si bien organisés que nous avons réussi à faire échouer cette tentative comme tant d’autres.

Et le plus heureux est que le peuple ait acquis une conscience subtile des enjeux, beaucoup plus forte que dans les structures du parti. Cette conscience nous oblige à assumer de plus grandes responsabilités. Impulsée et organisée parmi les peuples de Turquie par le HDP, la conscience du rapprochement, de la fraternité et d’un destin partagé est pour le Moyen-Orient une évolution lourde d’espoir.

Nous avons un rêve

J’ai évoqué, plus haut, les conséquences à court terme des élections du 7 juin 2015. Il faut sans tarder traiter certaines questions prioritaires. Et au premier chef, prendre rapidement des mesures pour stopper les assassinats de femmes impunis, faire voter par l’Assemblée les dispositifs capables de faire baisser les accidents-meurtres du travail, puis lancer une réflexion parlementaire afin de se doter d’une législation qui interdirait tout projet insensé, source de destructions écologiques.

Mais le sujet le plus urgent et incontournable pour l’Assemblée et le futur gouvernement, c’est de commencer très rapidement la concertation, afin de doter la Turquie d’une Constitution démocratique, égalitaire, sociale et écologiste, fondée sur la structure sociale multi-identitaire, multiculturelle, multilingue, multiconfessionnelle du pays, garante des droits du travail.

Nous avons, nous aussi, un rêve. C’est fonder la Nouvelle Vie [Manifeste politique du HDP, fondé sur la moralisation de la vie politique en Turquie, l’instauration d’une démocratie participative, la fraternisation des peuples, la reconnaissance de la pluralité ethnique, confessionnelle, linguistique et culturelle] sur les valeurs de la grande humanité.

Ceci n’est assurément pas qu’une idée abstraite, mais un processus long et difficile qui exige de nous des responsabilités et des devoirs importants. Et comme jamais auparavant, nous sommes maintenant forts et enthousiastes pour le réaliser. Nous voulons porter haut la victoire de la dignité et de la vertu face à l’arrogance et le mépris, le triomphe du travail face aux spéculations du capital, et celui du pluralisme face à la pensée moniste et sclérosée.

Nous désirons la gloire de la fraternité et de l’humanité contre les assassins qui massacrent notre peuple. Nous aspirons à renforcer l’unité et la solidarité de toutes les forces laborieuses, démocratiques et pacifistes de Turquie, à avancer d’un pas sûr vers la souveraineté démocratique des peuples. C’est tous ensemble que nous réaliserons nos aspirations. La conscience, la dignité et l’espérance sont à nos côtés (Traduction du turc par Ali Terzioglu).

Selahattin Demirtaş (député, chef du Parti démocratique du peuple). Né en 1973, Selahattin Demirtaş est député et chef du Parti démocratique du peuple (HDP), parti pro-kurde en Turquie. D’origine kurde, il a conduit la liste du HDP aux dernières élections législatives le 7 juin 2015 et a créé la surprise en obtenant 13 % des voix, soit 80 députés. Son parti comptait 29 sièges dans l’Assemblée sortante.

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