Le réveil du peuple arabe

La révolution que connaît en ce moment la Tunisie est un miracle inespéré, et les troubles qui traversent l'Algérie sont à prendre très au sérieux. On dit depuis très longtemps que le peuple arabe est complètement endormi, soumis et incapable de crier. On dit que le pouvoir, dans pratiquement tous les pays arabes, a réussi à museler tout mouvement politique contestataire. La gauche n'y existe presque plus. Le vide politique, idéologique et intellectuel a été largement installé et maintenu comme le seul espace de vie et de mort pour les citoyens. Tout cela est sans aucun doute vrai. Tout cela résume assez bien le mépris avec lequel le peuple arabe a été traité par ses dirigeants durant ces cinq dernières décennies.

On a tout fait pour que l'Arabe ne se cultive pas, ne réfléchisse pas, ne se sente pas concerné par le pays où il vit, par les problèmes de la société où il évolue. Pire que tout cela : on l'a forcé à se tourner vers une vision très radicale et moyenâgeuse de l'islam. Tout le monde a besoin de trouver un sens à sa vie. Pour certains Arabes, l'islamisme a été la seule voie possible. Pour la simple raison qu'il n'y en avait pas d'autres.

Le vide a été total dans le monde arabe. J'ai 37 ans. Je sais de quoi je parle. Je viens moi aussi de ce vide. En tant qu'écrivain et individu, j'écris à partir de cet abandon. De cette impossibilité d'exister autrement qu'en baissant la tête.

La fracture entre le peuple arabe et ses dirigeants est bien réelle. Les riches, liés très étroitement au pouvoir, continuent de se comporter comme s'ils vivaient ailleurs, sans doute en Suisse, où ils ont tous des comptes en banque bien remplis d'argent volé sans honte. La culture, qui pourrait donner un sens à l'existence, a été elle aussi réservée à ceux qui en ont les moyens. Notre culture à nous, les pauvres ? Cela n'a aucun intérêt : c'est du folklore.

Même les intellectuels arabes ont fini par abandonner ce peuple. A part quelques courageux militants pour les droits de l'homme, rares sont ceux qui ont tiré le signal d'alarme, qui ont fait leur travail, à côté des gens, et non pas dans une autre sphère, une autre planète. C'est triste à dire : aujourd'hui encore, ces intellectuels traitent leurs concitoyens avec dédain, mépris, ils préfèrent parler de Marcel Proust, de Jean-Paul Sartre, de Simone de Beauvoir et d'Albert Camus plutôt que d'aider les Arabes à changer leur propre regard sur eux-mêmes, les aider à reprendre leur dignité, se relever. Se relever et exister enfin par soi-même. Manifester. Crier.

Ce qui se passe en ce moment en Tunisie et en Algérie est à replacer dans ce cadre. Le peuple qui s'exprime aujourd'hui, qui brave les interdits, qui, tout simplement, n'en peut plus, vient largement de ce vide dans lequel on l'a sciemment maintenu. S'il crie aujourd'hui, s'il se manifeste enfin, s'il ose défier le pouvoir et les riches, s'il sort courageusement dans la rue, c'est qu'il n'a plus rien à perdre. La mort et le pouvoir ne lui font plus peur. Cet Arabe, qu'on empêche de vivre, qu'on ne cesse d'humilier, se relève, là, maintenant, devant nos yeux. Il était mort. Il ressuscite miraculeusement. Exprimer sa solidarité avec cet Arabe est la moindre des choses. Lui apporter ici un soutien par des mots sincères est un devoir. Cet Arabe dans la rue, qui ne vit pas seulement en Tunisie et en Algérie, parle pour nous. Nous parle.

Aimer le monde arabe, c'est d'abord aimer son peuple, vouloir pour lui la même démocratie, la même considération. C'est cesser de dire avec condescendance : ils ne sont pas comme nous, les Arabes, ils vivent dans un autre siècle !

Entre un Occident obsédé par les islamistes et des islamistes devenus de grands experts en communication internationale, le peuple arabe avait été oublié. Aujourd'hui, il revient. Il tente de prendre la parole. On lui reproche d'être désordonné, anarchique ? La révolte n'a pas besoin de conseillers en communication. La révolte a pour but de retourner la violence dans laquelle on a obligé ces gens à vivre, à mourir à petit feu. La révolte a besoin d'un leader. Il tarde à se manifester, ce leader. Il finira par apparaître, j'en suis sûr. Il pourrait être par exemple l'avocat et opposant égyptien Ayman Nour.

C'est une bonne nouvelle. Vraiment. Cette révolte en Tunisie et en Algérie rend heureux. Bien sûr, on regrette les morts. Bien sûr, on doit condamner la répression. Bien sûr... Ce qui se passe dans ces deux pays ramène à la mémoire des souvenirs d'autres tentatives. Au Maroc, au début des années 1980, et aussi l'année dernière. En Egypte, où régulièrement le peuple manifeste sans que cela arrive jusqu'à nos oreilles. Ailleurs également, loin des caméras et des "unes" des journaux.

Il est temps de considérer les Arabes autrement. Il est temps de cesser de les assimiler tous à de dangereux islamistes, ou alors de les voir seulement comme des êtres gentils, hospitaliers, qui nous sourient en permanence quand on va faire dans leur beau pays du tourisme de masse. Il est temps de cesser de s'aveugler. Les Arabes, comme n'importe quel peuple, ont besoin de liberté. Et quand des étincelles démocratiques voient le jour, le rôle de l'Occident est de soutenir le peuple, pas ses dirigeants, qui, prétendument, protègent le monde occidental de la menace islamiste. Je sais à quel point tout cela est, aux yeux de certains, naïf, idéaliste. Le rêve commence toujours dans le vide, dans la naïveté. A partir d'une nécessité intérieure.

Après la révolte, magnifique, du peuple iranien en 2009, les mouvements qui traversent en ce moment le monde arabe sont à mes yeux un des plus grands événements politiques et culturels de ces cinq dernières années. Quelque chose bouge là-bas. Une conscience est en train de renaître. Un être se relève. Cherche sa nouvelle voie. Le combat a de nouveau un sens. Un sens vital. Nous n'avons pas le droit de tourner le dos à ce cri, de jouer encore une fois aux cyniques. La révolution dans le monde arabe a commencé, depuis quelques années déjà. Certains s'en rendent compte seulement maintenant. Le peuple arabe se réveille de plus en plus. Tendons-lui la main. Parlons avec lui. Surtout avec lui.

Abdellah Taïa, écrivain.

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