Le revenu universel n’est ni simple… ni universel

Dans le débat qui s’est ouvert, les critiques du revenu de base universel (RBU) insistent le plus souvent sur son financement incertain et sur la question de l’incitation au travail. On omet un argument plus important, relevant de la philosophie politique libérale : est-ce possible, est-ce souhaitable, d’ôter toute conditionnalité à l’octroi d’un tel revenu, qui est pour ces concepteurs un droit qui s’attache à la personne, que pauvres comme riches doivent percevoir ? La réponse est non.

L’argument en faveur de l’inconditionnalité va ainsi : l’aide sociale aux mal-lotis repose à chaque fois sur la soumission de la personne aidée à des conditions d’éligibilité et de surveillance : sur les ressources, l’état du logement, la situation professionnelle, etc. Mais c’est une sorte d’intrusion dans les affaires de la personne. C’est déprécier la liberté de chacun que de vouloir s’intéresser aux raisons pour lesquelles on tombe ou on est tombé dans la pauvreté. On l’oblige à « quémander » alors que c’est son « droit ».

Le revenu universel n’est ni simpleLes tenants du RBU admettent qu’il est du devoir d’une société de ne pas laisser ses mal-lotis à l’écart. Ils admettent aussi, parfois plus difficilement, que l’Etat est encore l’instrument le plus efficace pour remplir une telle mission. Mais ils souhaitent éviter de stigmatiser et donc limiter le contrôle social pour rendre leur pleine liberté aux bénéficiaires, sans paternalisme.

Préserver le lien social

Vivement intrigué à la fin de sa vie par les arguments libertariens, Michel Foucault commentait ainsi la plaidoirie qu’un Milton Friedman faisait en faveur du RBU : « On se moque et on doit se moquer de savoir pourquoi quelqu’un tombe au-dessous du niveau du jeu social. » Le RBU serait de l’ordre du droit de la personne et non d’une générosité soumise aux contreparties du bénéficiaire.

Or, ce présupposé libéral doit être questionné. Ne faut-il pas, contre Foucault, contre Friedman, s’intéresser aux raisons qui ont poussé une personne dans la pauvreté ? Et ceci non seulement afin, les comprenant, de mieux en traiter les causes. Mais par une autre forme de respect pour la personne, consistant à l’entourer d’attention ou même de sollicitude, de care pour prendre le mot anglais.

Dans cet esprit, la conditionnalité de l’aide et le rôle de ceux qui veillent au respect des conditions ne relèvent pas d’une fonction de guichet ou de police, mais d’entraide, permettant de préserver un reste de lien social, de dignité dans l’accès à l’aide collective, même si elle est exercée par un salarié de l’Etat. C’est toute la vocation de l’assistance sociale. Car la conditionnalité peut être aussi une marque de dignité. On exclut ici, bien sûr, comme le font du reste les tenants du RBU, les situations de détresse, qui appellent une intervention immédiate et inconditionnelle, comme le réfugié qu’on ira sauver de son bateau qui coule.

Une aide sociale par nature complexe

Les partisans du RBU s’imaginent trop facilement qu’une fois le revenu versé, la société en serait quitte et pourrait laisser la personne, libre, dans son splendide isolement. Même au-delà de ses 500 € ou 1 000 € de revenu garanti, selon la limite assez floue que ses partisans évoquent, il restera des personnes dans le besoin, ne serait-ce que, parce qu’elles auront, dans leur souveraine liberté, « gaspillé » l’allocation garantie. Que fera-t-on alors ? La stigmatisation risque d’être plus forte encore. Veillons à ne pas diluer la fonction d’aide sociale dans un mécanisme automatique et « déconditionnalisé », si tant est que ce soit possible.

Il y a aussi une illusion sur la simplicité. On doit, bien sûr, la rechercher dans tout mécanisme d’aide pour éviter de décourager son public ou de nuire à l’objectif suivi par un empilement de règles. C’est une bonne chose, par exemple, d’avoir unifié en France le RSA et l’aide au retour à l’emploi. Notons que cela vaut autant pour l’impôt que pour l’aide sociale, si l’on considère comme Friedman que l’aide sociale sous forme pécuniaire est une sorte d’« impôt négatif ».

Mais l’aide sociale, comme l’impôt, ne peuvent être dominés par un principe de simplicité. D’autres critères interviennent et évoluent dans le temps, en matière d’équité, d’incitations, de neutralité des choix économiques… De plus, il faut contrôler le revenu, comme pour tout impôt, ce qui réintroduit en creux une conditionnalité et ouvre d’ailleurs des discussions sans fin sur ce qu’on doit appeler « revenu ».

Dimensions multiples de la pauvreté

La pauvreté n’est pas que pécuniaire ; elle prend des dimensions multiples : accès au logement, à l’éducation, etc. Voici alors que le diable se glisse à sa place habituelle : voudra-t-on considérer que l’accès au logement aidé doit disparaître au profit d’une aide pécuniaire comprise dans le RBU, laissant la personne « libre » d’aller sur le marché privé du logement ? Y inclura-t-on l’aide personnalisée aux cantines scolaires ? Ce ne sont que deux parmi une myriade de questions qui devront passer au travers d’un filtre politique forcément complexe.

On a l’exemple de la poll tax britannique (impôt par capitation, chaque personne adulte payant le même montant) que Margaret Thatcher souhaitait faire passer et qui a fini par lui coûter son poste. Quoi de plus simple – sans évoquer sa brutalité – que cet impôt ? Eh bien, au moment d’être finalement rejeté par le Parlement britannique, il avait évolué en un monstre administratif, plein d’exceptions, eh oui, de conditionnalités.

Un exemple de difficulté non traitée, et pourtant à fleur de peau aujourd’hui : le RBU doit-il être versé aux étrangers ? Et à ceux en situation irrégulière ? On s’aperçoit qu’une aide sociale attrape-tout crée une formidable barrière entre le « eux » et le « nous », ceux qui y sont éligibles et les autres, alors qu’une aide sociale multiforme et complexe, avec son lot d’imperfections, reste perméable et évolutive. Et permet au total, du moins idéalement, de mieux respecter la personne qui la reçoit.

François Meunier, Economiste, professeur associé à l’ENSAE.


Une version plus longue de cette tribune, librement disponible, a été publiée dans le numéro de janvier 2017 de la revue Esprit.

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