Le risque d’un “Netflix du droit”

Si la justice est un des fondements de notre contrat social, son accessibilité est un enjeu majeur. Celle-ci questionne à la fois le justiciable, mais aussi ceux qui font et rendent la justice : législateurs, magistrats, avocats et professeurs qui forgent, discutent et interprètent les textes de loi. Mais à l’heure où l’intelligence artificielle (IA) promet de révolutionner quasiment tous les pans de notre économie, le corpus produit par ces professionnels du droit devient une véritable mine d’or et son importance éclate enfin au grand jour.

L’émergence d’un « Netflix du droit », transnational, dopé au « machine learning » (l’apprentissage automatique) et aux recommandations algorithmiques, pourrait ne pas être forcément une bonne nouvelle pour le justiciable français. Pour défendre notre vision et notre conception du droit face à des acteurs mondialisés, devra-t-on plaider l’exception culturelle juridique ? En tout état de cause, l’Etat et les entrepreneurs français du droit doivent se mobiliser pour créer une ou plusieurs alternatives locales.

Galvanisées par la démocratisation de l’IA, beaucoup de start-up juridiques (les legaltechs) rêvent de « disrupter » la justice en offrant un accès plus rapide et plus pertinent au corpus juridique pour les professionnels comme pour les justiciables profanes. Une (r) évolution en théorie permise par la loi Lemaire du 7 octobre 2016, qui dispose que la documentation juridique doit être « mise à disposition du public à titre gratuit ». Une véritable manne pour nourrir les intelligences artificielles et développer ces nouveaux outils.

L’anonymisation des données juridiques

Cette promesse d’une justice « plus accessible, plus rapide, plus efficace et plus transparente » – selon les mots de la garde des sceaux Nicole Belloubet – pourrait cependant se transformer en dystopie judiciaire, à l’image de la société dépeinte par Pierre Janot dans son roman Lex humanoïde (ThoT, 2017), qui met en scène une justice rendue par les seules machines.

Tout d’abord, l’entrée dans cette nouvelle ère de l’open data judiciaire pose de façon cruciale la question de l’anonymisation des données juridiques, dont certaines sont éminemment personnelles. Utilisées par des entités étrangères, privées ou étatiques – dont nous ignorons les intentions potentielles –, les décisions de justice non anonymisées pourraient constituer une faille de sécurité majeure pour notre souveraineté nationale.

Si, en France, toutes les parties prenantes mesurent cet enjeu d’anonymisation, reste à transformer l’essai sur le plan politique et financier, notamment pour accélérer l’anonymisation des données et leur mise à disposition : actuellement seules 5 % des décisions de justice sont accessibles au public !

Ensuite, l’irruption de nouveaux acteurs mondiaux issus du numérique dans le secteur du droit pose une autre question : celle de l’influence culturelle qu’ils pourraient exercer, notamment face à la culture juridique française dite de « droit continental ». S’appuyant sur un système complet de règles codifiées appliquées, et surtout interprétées, par des juges, cette tradition est substantiellement différente de la « common law » des pays anglo-saxons qui, elle, est essentiellement basée sur la jurisprudence. Les règles y étant principalement édictées par les tribunaux au fur et à mesure des décisions individuelles, le droit anglo-saxon contraint les juges à suivre les décisions prises antérieurement par les tribunaux.

Si la common law se prête particulièrement aux promesses de la justice algorithmique, celle-ci pourrait en revanche induire un appauvrissement considérable de la culture juridique française et de la marge de manœuvre octroyée aux professionnels du droit français. En effet, sous ses abords très normés, le droit est et doit rester avant tout une pratique culturelle, indissociable des usages et des sensibilités propres à chaque pays. C’est un défi majeur pour l’intelligence artificielle, censée proposer des modèles prédictifs : il est en effet plus aisé aux algorithmes de disséquer chiffres, images, études et statistiques dans des domaines comme la médecine, qu’une langue et une culture dans un domaine comme le droit.

A l’image de la plate-forme de VOD californienne qui, à mesure qu’elle conquiert le monde, uniformise les cultures en véhiculant majoritairement ses propres codes nord-américains, l’émergence d’un Netflix du droit prédictif s’accompagnera inévitablement d’une normativité juridique. Autant de repères culturels qui influenceront notre culture du droit français et continental au détriment de notre souveraineté juridique. Une menace pas si saugrenue à l’heure où le géant Facebook annonce vouloir créer une « Cour suprême » internationale pour résoudre les litiges de modération sur ses plates-formes.

Il ne s’agit évidemment pas de nier, ni de retarder les formidables potentialités des technologies appliquées au droit dans lesquelles nous sommes déjà engagés. Mais gageons qu’après avoir porté haut les couleurs de la « French Tech », notre pays saura développer un vivier de champions tricolores véritablement ancrés dans le quotidien des barreaux français et promoteurs d’un mariage mesuré et harmonieux entre l’humain et l’algorithme, mêlant le big data des textes, la doctrine des auteurs et la culture locale des professionnels.

Que ce soit via la protection des données personnelles de nos concitoyens ou via des algorithmes entraînés sur des corpus de droit continental, c’est à ce prix que nous pourrons non seulement défendre notre souveraineté, mais aussi faire rayonner notre culture juridique à travers le monde. Alors seulement la France et l’Europe pourront échapper à la condition de « colonies numériques » des géants américains ou chinois de l’intelligence artificielle.

Fabrizio Papa Techera est juriste et directeur général délégué de Lexbase, moteur de recherche et éditeur juridique.

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