Le sacré et la sacralisation contestés dans le monde arabe

Lorsque les mouvements sociaux de ces deux dernières années dans le monde arabe ont trouvé dans certains pays une conclusion électorale en faveur de l’islam conservateur et (très) autoritaire, en particulier en Tunisie et en Egypte, on a vu fleurir aussitôt quelques théories à petite portée sur l’entrée de l’espace arabo-musulman dans une ère de «glaciation islamique». Le «printemps arabe» avait fait place à l’«hiver islamiste».

Litanie ennuyeuse comme toute litanie mais devenue sans conteste l’idéologie dominante. Décidément, rien ne réussissait aux «Arabes». A force de s’illusionner sur leur condition de théoricien, un grand nombre d’observateurs (intellectuels, journalistes, hommes politiques, experts, etc.) ont totalement perdu de vue que la politique, en tant qu’instance de production de normes, de valeurs et de principes, se construisait et s’organisait par le «haut» mais aussi (et surtout) par le «bas». Jamais, depuis les années 60, cette aire géopolitique ainsi dénommée «le monde arabe» n’avait autant tremblé dans ses fondements sociaux, culturels, confessionnels et politiques. Il ne s’agit pas de politique-spectacle propre au pouvoir central lorsqu’il déploie son cirque compassionnel ou d’un retour à la fameuse «société civile arabe» : depuis quand celle-ci existe-t-elle en dehors de l’Etat et de ses dispositifs de répression des mœurs et de la liberté d’expression ?

Nous sommes aujourd’hui, de façon quasi expérimentale, en Egypte et dans les trois pays du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie), dans une oscillation : le mouvement a d’abord balancé vers l’accroissement ou l’invention de nouvelles libertés publiques ; il a créé alors un fort balancier pendulaire en faveur du droit et de la protection des personnes et des minorités. Les mouvements populaires à teneur démocratique de ces deux dernières années ont été un des facteurs les plus importants de ce processus. Mais cette oscillation pendulaire, bien entendu, se heurte à une puissante pression réactionnaire (confessionnelle et politique), jusqu’à atteindre un impact qui a remis en cause les bénéfices électoraux des mouvements islamistes.

C’est exactement ce qui s’est passé en Egypte. Les Frères musulmans arrivés au pouvoir se sont crus naturellement mandatés par Dieu pour régner sur terre (le mot «démocratie» ne vaut et n’est utilisé dans ce cas-là que pour le retourner contre l’adversaire en situation difficile). Cette pression réactionnaire privilégiant la norme religieuse sur la norme juridique et la haine absolue de toute altérité politique et confessionnelle de la part des responsables politiques et des organisations islamistes a obligé le pendule (les mouvements populaires) à osciller vers une protestation contre la confiscation des libertés et l’incompétence économique avec pour résultat une amplification historiquement inégalée des mouvements d’opposition. Telle est la situation qui prévaut en Egypte et en Tunisie. Ce sont bien ces mouvements successifs du pendule qui forgent la conscience politique, pour ne pas dire la conscience de classe. Ce sont bien ces mouvements qui introduisent au politique, par lesquels on fait l’apprentissage de la lutte collective et l’on prend conscience de la différenciation des intérêts sociaux. Autant de pratiques et d’expériences inexistantes jusqu’alors. Pour cette raison on ne peut qualifier ces soulèvements populaires de «réveils», de «printemps» ou de «révolution». Renverser une dictature ce n’est pas modifier substantiellement les paradigmes qui sont au fondement de l’ordre social et des structures mentales. Ce sont là deux choses différentes, qui ne sont certes pas sans lien. Mais l’état des structures sociales et des schèmes de perception du monde et de ses divisions peut perdurer, voire se durcir négativement (répression policière, accroissement des inégalités, violences interethniques, régression juridique, etc.), en un mot ne pas être durablement affecté par la substitution d’un ordre par un autre.

Ces soulèvements populaires ont eu d’autres conséquences : ils ont autorisé une relative liberté de ton et offert ainsi une chance historique de mettre légitimement en cause les structures sociales et symboliques, et par là même d’accentuer et d’accélérer la fragilisation de ces structures, depuis longtemps usées et instables. Ils ont été des transgressions symboliques produisant un effet émancipateur, parce qu’elles font croire à l’incroyable, parce qu’elles permettent de penser l’impensable. Un certain nombre d’événements se déroulant aujourd’hui au Maroc, en Algérie et en Tunisie le montrent avec éclat. Au Maroc, une grâce royale donnée puis retirée signe, avec cynisme, le plus grand mépris pour les décisions judiciaires et les victimes. En Algérie, il y a peu, des centaines de «non-jeûneurs» ont publiquement refusé de se soumettre à «l’obligation religieuse» de «faire» le ramadan au nom de la liberté de conscience et, il importe de le noter, avec l’approbation de nombreux jeûneurs.

En Tunisie un pouvoir religieux conservateur est refusé par une grande partie de la société tunisienne au nom de la séparation des pouvoirs, de la subordination de la norme religieuse au droit séculier et du respect des libertés publiques.

Ces trois configurations ont ceci en commun qu’elles rendent possible l’usage historique de l’esprit critique pour délégitimer non pas le sacré en tant que tel mais le sacré s’incarnant dans un corps, un livre ou dans des pratiques de pouvoir, le désignant ainsi aux yeux du monde comme placé en dehors de la vie profane, commune, banale et ordinaire. L’enjeu est bien, dans cette perspective, la légitimité de l’ordre symbolique et politique. Roi divin, norme religieuse écrite pour l’éternité et religion faite religion d’Etat : leur contestation les ramène à la possibilité d’être discréditable, voire «diabolisé», la figure opposée à la sacralisation. Ce qui est à l’œuvre dans ces pays, c’est bien l’amplification de postures hérétiques et toutes les formes de prophétie critique interdisant à l’islam politique et ses défenseurs de clôturer l’espace des possibles. Enfin plus de «parole sainte» (politique ou confessionnelle) s’imposant par la mort et le silence des autres. Plus de vérité sainte imposant un sens sacral du monde.

Par Smaïn Laacher, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg

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