Le spectre de Franco hante encore l’Espagne

Le 3 juin, la Cour suprême espagnole, la plus haute instance juridique du pays, a bloqué à l’unanimité le processus d’exhumation des restes de Francisco Franco, dictateur d’extrême droite au pouvoir pendant trente-six longues années (1939-1975), que le gouvernement du socialiste Pedro Sánchez avait prévu de transférer de la «Valle de los caidos» (la Vallée des morts) au cimetière de Mingorrubio-El Pardo, où repose déjà Carmen Polo, l’épouse du Caudillo.

Que cette décision gouvernementale légitime ait été mal préparée en amont, presque tout le monde en convient. Mais au-delà du feuilleton sur les querelles administratives et les recours entre le gouvernement de centre gauche, bien décidé à faire appliquer la loi de «mémoire historique» approuvée par les Cortes [la chambre basse, ndlr] en 2006, et la famille Franco, fermement opposée à tout transfert, c’est la question d’un certain passé qui ne passe pas pour tous qui se trouve ainsi posée outre-Pyrénées.

La Vallée des morts, située à quelque soixante kilomètres au nord de Madrid, apparaît comme le symbole du franquisme triomphant dans l’Espagne ravagée de l’après-guerre civile. Ce monument sinistre fut construit dans les années 40 par des centaines de prisonniers républicains, condamnés aux travaux forcés, et dont beaucoup périrent sur place et furent enterrés pêle-mêle avec des fascistes tués pendant la guerre civile. La sépulture du fondateur du fascisme espagnol, José Antonio Primo de Rivera, s’y trouve d’ailleurs en bonne place au sein de la basilique de la Sainte-Croix de la Vallée des morts.

L’arrêt récent de la Cour suprême, favorable à la famille du dictateur, ne peut se comprendre que si l’on a conscience du poids que continue de peser la figure de Franco et de son régime dans certaines sphères de la société espagnole actuelle et, en particulier, dans la magistrature. Loin de jeter l’opprobre sur l’ensemble de ce corps qui ne le mérite pas, il faut reconnaître que certains hauts magistrats font tout pour verrouiller ou, à tout le moins, différer l’application de la loi, au nom d’une idéologie rance et peu compatible avec les valeurs démocratiques. Dans l’arrêt rendu le 3 juin par cinq juges de la Cour suprême, Franco a droit au traitement «don Francisco Franco». Dans la langue espagnole, «don» marque le respect, notion totalement imméritée quand on sait les exactions commises par son régime.

En outre, une partie non négligeable de la droite espagnole (Parti populaire) et, a fortiori, de l’extrême droite que représente dorénavant Vox, voit en Franco un grand chef d’Etat qui a su protéger l’Espagne durant presque quatre décennies du communisme et des francs-maçons ainsi que de la dislocation qui la menaçait du fait des nationalismes basque et catalan. Revendiquer l’héritage de Franco, c’est jeter aux oubliettes de l’Histoire les dizaines de milliers de morts et toutes les victimes que la dictature compte à son actif. Que certaines personnalités du monde politique, juridique ou médiatique puissent encore exalter la figure de Franco devrait être passible d’une condamnation mais c’est oublier que la transition à la démocratie s’est accomplie en exonérant les tortionnaires et les représentants de la dictature d’une quelconque responsabilité devant la justice des hommes. La loi d’amnistie de 1977 ne laisse aucun doute à cet égard. Elle n’a toujours pas été abrogée par la démocratie espagnole plus de quarante ans après la mort du «généralissime» ! Que la famille Franco assume seule ce qui reste de Franco la muerte et que l’Etat transforme cette hideuse Vallée des morts en un lieu de mémoire, un musée et un centre de recherches, afin que l’Espagne puisse enfin regarder son passé en face. Il est grand temps que le spectre de Franco cesse enfin de rôder.

Stéphane Pelletier, professeur agrégé d’espagnol et de civilisation hispanique contemporaine, université Paris-Est-Créteil.

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