Le Sras, 11 Septembre asiatique

A lire les nouvelles des premiers jours du confinement en France, il semble que le monde ait basculé dans une nouvelle époque: l’Europe est l’épicentre d’une pandémie majeure, les Etats-Unis s’y préparent en ordre dispersé et la Chine, qui a contrôlé cette épidémie en quelques mois par des mesures massives, envoie son aide au reste du monde sous la forme de masques, de respirateurs et de médecins. La déclaration martiale du président de la République donne à ces premiers jours de «guerre» des airs de 1914: nous ne savons pas combien de temps durera la mobilisation, mais nous savons qu’elle a déjà commencé à bouleverser l’ordre du monde. De même que 1914 a précipité le déclin de l’Europe et accéléré l’essor des Etats-Unis dans la conduite des affaires du monde, se pourrait-il que le Covid-19 consacre la Chine comme nouvelle puissance mondiale, réalisant ainsi des prophéties d’experts à laquelle, au fond, peu d’Européens croyaient?

S’il est vrai, comme on le dit, que «le XXIe siècle sera chinois comme le XXe siècle fut américain et le XIXe siècle européen», il faut cependant prendre un recul historique sur la singularité du moment que nous vivons. Le basculement vers un monde où la Chine contrôle les guerres sanitaires auxquelles sont exposés les autres continents ne date pas d’hier: il date de la crise du Sras en 2003. De même, le XXe siècle commence moins en 1914, avec l’entrée de l’Europe dans la guerre mondiale, qu’en 1904, avec la guerre russo-japonaise qui marque le basculement du monde vers le Pacifique, puisque le Japon, vainqueur de la Russie grâce à la révolution Meiji, commence alors à affirmer ses ambitions impérialistes.

Un court-circuit traumatique

On n’a pas compris en France la signification de la crise du Sras, car on n’en a perçu que les échos déformés par les images médiatiques de Chinois porteurs de masques, alors que la France devait affronter la crise sanitaire d’une canicule qui tua environ 15 000 personnes, âgées pour la plupart. La crise du Covid-19 produit un court-circuit traumatique entre ces deux souvenirs: les masques sont aujourd’hui portés dans les rues de France – alors qu’ils devraient être disponibles dans les hôpitaux – et les personnes âgées décèdent en masse du Sras-Cov2 – alors que le Sras tuait majoritairement les jeunes adultes.

Le Sras fut vécu par les populations asiatiques comme un «11 Septembre». L’analogie avec l’attaque des tours de Manhattan par des terroristes portait sur le décalage dans le scénario-catastrophe entre la petitesse des moyens et l’ampleur des effets. Un virus passe des chauve-souris aux humains par l’intermédiaire d’une civette masquée, mammifère consommé dans la médecine chinoise traditionnelle, et se transmet d’humains à humains entre Canton, Hongkong, Pékin, Taipei, Singapour, Hanoi, Bangkok et Toronto en prenant l’avion, infectant à terme environ 8 000 personnes et en tuant environ 800. Le personnel hospitalier se sacrifie pour porter secours aux patients, comme les pompiers new-yorkais qui sont morts dans les décombres du World Trade Center, et le gouvernement chinois, après avoir hésité pendant plusieurs mois sur la gravité de la maladie, déclare une guerre au virus avec une construction massive d’hôpitaux, comparable à la guerre mondiale contre le terrorisme déclarée après le 11 septembre 2001 par l’administration Bush.

Au lendemain du 11 Septembre, le Monde titrait : «Nous sommes tous américains.» Mais aucun Européen n’a dit après la crise du Sras: «Nous sommes tous Asiatiques». Le Sras n’est pas entré dans nos imaginaires comme ce fut le cas pour les attaques du World Trade Center. Même le film Contagion, pourtant la meilleure source d’information sur les mesures de préparation aux pandémies puisqu’il a été réalisé avec le soutien du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies et de l’Organisation mondiale de la santé après le fiasco de la grippe A-H1N1, en 2009, relaie des stéréotypes sur l’Asie «réservoir à virus». La somme d’affects, de souvenirs, de concepts, de savoirs qui se sont déployés en Asie au moment du Sras nous a échappé. Et c’est pourquoi nous sommes démunis face au Covid-19, alors que l’Asie s’y préparait depuis 2003.

Les sentinelles des pandémies

Il ne s’agit pas de tomber dans un nouveau fatalisme du «despotisme oriental», en nous plaignant qu’un régime dictatorial – le gouvernement de Xi Jinping, proclamé président à vie en 2018 et sorti considérablement renforcé de cette crise – prenne le leadership sur la planète. L’Asie n’est pas la Chine populaire, et la Chine n’ignore pas les règles de la démocratie auxquelles nous sommes attachés. Taiwan, Hongkong et même Singapour donnent l’exemple d’un contrôle intelligent de l’épidémie, avec des réseaux sociaux qui font participer la population à la mobilisation sanitaire. Chacun de ces trois territoires a exploré, par son cinéma, sa littérature, ses arts plastiques et numériques, les conséquences de la crise du Sras, de façon à préparer sa population à une maladie respiratoire nouvelle qui exigerait des mesures autoritaires rapides pour mieux préserver les libertés.

Du fait de leur histoire aux cours des deux derniers siècles, ces trois territoires, que l’on peut qualifier de sentinelles des pandémies, car ils furent les premiers sur la ligne de front de la guerre contre les virus émergents, ont été des points de contact entre l’Orient et l’Occident. Wuhan, où la France a construit avec la Chine un laboratoire de biosécurité de niveau 4 permettant de manipuler les pathogènes les plus dangereux comme Ebola, Sras ou H5N1, pourrait être une nouvelle sentinelle, comme son histoire industrielle et commerciale le lui permet. Les sentinelles des pandémies sont les lieux où s’invente la démocratie du XXIe siècle dans un basculement du monde.

Frédéric Keck, directeur de recherche CNRS, directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale.

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