Le sud de la Syrie ou l’effondrement d’une conscience européenne

Le 19 juin, les forces du régime de Bachar Al-Assad ont brisé le cessez-le-feu en vigueur dans la province de Deraa pour reprendre le contrôle des territoires encore rebelles, dans le sud de la Syrie.

Plus que le terrible fracas des raids aériens de l’allié russe, ce qui interpelle est le silence assourdissant dans lequel se fait le retour des crimes et des drames qui, depuis sept ans, détruisent le pays : villes et hôpitaux bombardés, civils tués, cortèges de réfugiés, expropriations en masse des exilés, recomposition ethnique et confessionnelle (« chiitisation ») du pays.

En guise de réaction de la communauté internationale, les Nations unies (ONU) ont, par prudence, suspendu leurs convois humanitaires depuis la Jordanie et le secrétaire général Antonio Guterres, « profondément alarmé », a appelé « toutes les parties » au respect du droit international et de leurs engagements.

Le Conseil de sécurité de l’ONU ne s’est pas réuni en urgence. Les Etats-Unis, censés garantir le respect de cette zone de « désescalade », n’ont pas frappé du poing sur la table, sans doute parce que les forces iraniennes restent à bonne distance, et que Washington n’est plus très éloigné du point de vue exprimé par la Cour suprême de Russie, selon lequel il n’y a « pas de guerre en Syrie » mais une « opération antiterroriste ».

En attendant qu’une énième « ligne rouge » chimique ne soit de nouveau franchie ou que des massacres à grande échelle ne soient retransmis par les médias, les grandes puissances semblent cette fois résolues à laisser la zone retomber dans l’escarcelle du régime.

Aveu d’impuissance

Peut-être parce qu’elles sont parfaitement conscientes de cet abandon, dans plusieurs localités, les forces rebelles se sont résignées à signer leur reddition avec le vrai patron, la Russie. Rien n’assure que, dans les poches de résistance, la violence ne reprenne de plus belle, mais si ce n’était pas le cas, on passerait ainsi « en douceur », selon la délicieuse terminologie russe, de la zone de « désescalade », à laquelle ces mêmes forces russes ont en réalité mis fin, à une zone de « réconciliation ».

Ces mots sonnent aussi faux que la promesse de stabilité à laquelle semblent croire certains : la reprise du berceau du soulèvement révolutionnaire de 2011 ne marque la fin ni de l’histoire ni des troubles en Syrie. En effet, beaucoup plus que de la rébellion, ces troubles proviennent à présent du désir fou de remettre un pays en lambeaux sous le joug d’un dictateur irrémédiablement illégitime, déjà « déchu dans les têtes » et asservi à ses alliés. Le feu n’est pas prêt de s’éteindre et, depuis longtemps déjà, il s’est propagé hors de Syrie.

Après la violation de toutes les règles du droit humanitaire international et l’écrasement sanglant d’Homs, d’Alep, de la Ghouta orientale et de tant d’autres régions du pays qui s’étaient soulevées en 2011, on ne prend même plus la peine de jouer la comédie de l’indignation.

Cela est certes troublant, mais on peut penser que nos institutions multilatérales évitent au moins de mentir une fois encore au peuple syrien. Qui tirera les leçons de cet énorme aveu d’impuissance ? Qui cherchera les possibilités d’un sursaut, ou les voies d’une réforme salvatrice de l’ONU, institution censément chargée de la paix et de la sécurité dans le monde ?

Pas les pays européens apparemment : empêtrés dans leur « sommet de la dernière chance », ils semblent n’avoir rien vu de ce qui se passait à Deraa. Or, nous ne sommes plus en 2011, et cet aveuglement n’a plus l’excuse – si c’en était une – de la méconnaissance. Il n’est pas seulement un aveuglement sur le sort tragique d’une population lointaine, ce qui serait déjà désolant ; mais sur l’impact et la nature de cette crise dans nos pays et au sein de nos institutions européennes – ce qui pour tous est catastrophique.

Survie morale et politique

Il faut le dire clairement : l’effondrement des institutions multilatérales et la montée des pouvoirs autoritaires dans le monde, le déplacement massif des réfugiés, le foyer de radicalisation et de terrorisme que représente la Syrie (au même titre que d’autres « territoires traumatisés », comme la Tchétchénie), ne sont pas sans liens avec la crise que l’Union européenne (UE) traverse aujourd’hui. Par là, nous ne voulons pas réduire la Syrie à des enjeux européens, mais rappeler que cette crise de l’UE, en quelque sorte existentielle, s’aggrave encore de l’abandon des Syriens.

Notre siècle aura sans doute plus d’une question à se poser sur son histoire. Mais d’ores et déjà, ce qui se passe en Syrie pose, à l’UE collectivement et aux Etats membres individuellement, la question de leur survie morale et politique en tant que démocraties et Etats de droit.

Les reculs du droit international et du multilatéralisme, le mépris des aspirations démocratiques et la criminalisation des manifestations de solidarité sont ici et là de niveaux très différents, mais de nature similaire. C’est pourquoi « la question syrienne » – posée notamment par Yassin Al-Haj Saleh dans son ouvrage du même nom [Actes sud, 2016] – est aussi notre question. Le désespoir des Syriens privés de leur pays annonce le nôtre.

En abandonnant les démocrates syriens, en s’obstinant à refouler les réfugiés, en délaissant la lutte contre l’impunité de crimes contre l’humanité, en ne manifestant plus aucun sentiment de solidarité humaine avec les victimes d’un régime qui s’est montré prêt à « brûler le pays », nous ne faisons qu’attiser le feu qui prend en Europe.

Demain, lorsque le régime aura de nouveau hissé son drapeau dans les faubourgs de Deraa, que les rues seront aussi « propres » qu’à Damas, que plus aucun graffiti contestataire n’en « souillera » les murs, ce n’est pas l’ordre qui aura été rétabli, mais la terreur qui aura progressé et, avec elle, nous aurons fait encore un pas de plus vers le gouffre.

Pour le comité Syrie-Europe : Hala Alabdalla, Nadia Leïla Aïssaoui, Jonathan Chalier, Catherine Coquio, Frédérik Detue, Marc Hakim, Joël Hubrecht, Salam Kawakibi, Sarah Kilani, Ziad Majed, Farouk Mardam-Bey, Olivier Mongin, Antoine Garapon, Véronique Nahoum-Grappe, Claire A. Poinsignon, Nadine Vasseur, Caroline Zekri.

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