Le suicide de Praljak, ou les limites de la justice internationale

Slobodan Praljak avalant le poison après l'annonce de sa condamnation par le TPIY. La Haye, 29 novembre 2017. © REUTERS TV
Slobodan Praljak avalant le poison après l'annonce de sa condamnation par le TPIY. La Haye, 29 novembre 2017. © REUTERS TV

«Slobodan Praljak n’est pas un criminel! Je rejette votre verdict» Ces mots de l’ancien haut responsable des forces croates de Bosnie, devenu directeur de théâtre, viennent ponctuer sa condamnation en appel par le TPIY le 29 novembre 2017: 20 ans de prison pour sa participation à une entreprise criminelle commune d’épuration ethnique des Bosniaques musulmans en 1993-1994. On connaît la suite: son suicide par empoisonnement, en direct, sous les caméras d’un tribunal qui baisse ainsi son rideau après vingt-quatre années d’activité.

Un héros-martyr

Dès l’annonce de sa mort, le premier ministre croate, Andrej Plenkovic, adresse ses condoléances à la famille du défunt en déplorant «la profonde injustice morale» faite «au peuple croate» dans son ensemble. Son propos est relayé par la présidente Kolinda Grabar-Kitarovic qui présente Praljak comme incarnant «la vérité» d’une guerre héroïque de libération face à l’agresseur serbe. Le criminel de guerre et contre l’humanité est immédiatement salué en héros-martyr par de nombreux partisans, en Bosnie comme en Croatie. Le procureur du TPIY, Serge Brammertz, appelle, quant à lui, les dirigeants croates à sortir du déni.

Cette fin spectaculaire de Slobodan Praljak, qui est aussi celle du TPIY, survient une semaine après le non moins médiatique jugement en première instance du «boucher des Balkans», le serbe Ratko Mladic, condamné à la réclusion à vie pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre – on se souvient de sa réaction violente face aux juges qu’il accuse de mentir. Se pose évidemment la question de savoir comment, et grâce à qui, Praljak s’est procuré le poison, remettant en cause les dispositifs de sécurité de la prison Scheveningen et du feu TPIY. Mais cette ultime mise en scène du condamné appelle aussi plusieurs observations.

La mort du bourreau

Elle illustre une fois de plus l’acuité des enjeux entourant la mort des criminels de masse. Si l’on s’en tient à la seule expérience du TPIY, ce dernier aura connu quatre autres suicides protestataires (sur 161 mises en accusation): Janko Janjic puis Vlajko Stojiljkovic juste avant leur arrestation; Slavko Dokmanovic (peu avant son jugement) et Milan Babic (après sa condamnation) dans leur cellule. Sans compter la mort suspecte de Slobodan Milosevic (un assassinat selon ses partisans, un suicide selon ses opposants), à quelques heures du prononcé de sa peine.

Dans tous les cas, une telle mort est perçue, par les victimes des crimes de masse, comme une échappatoire, un pied de nez ou un acte d’humiliation, une délégitimation et détérioration de l’image du tribunal. Une manière de «voler la vedette» et d’entacher une justice non exempte de critiques.

La mort du bourreau ne démystifie pas, elle ne pacifie pas, elle ne répare pas. Le suicide, de surcroît public, alimente la légende et la vie outre-tombe du criminel. Par ses propres mots à l’énoncé du verdict, et l’emploi de la troisième personne du singulier, Slobodan Praljak s’absout symboliquement. Par son geste, ensuite, il reprend le contrôle de son destin. Sa mort théâtrale prend le pas sur l’importance juridique et historique d’un verdict majeur passé, au moins dans l’immédiat, au second plan.

Pourtant, à travers la dernière sentence du TPIY, c’est en réalité la politique d’épuration ethnique orchestrée par l’ancien président croate Franjo Tudjman qui est condamnée – lui-même mort des suites d’un cancer, en 1999, alors qu’une enquête à son encontre était en cours. Quant à la dépouille de Praljak, elle serait rendue à sa famille et devrait faire, selon son avocate, l’objet de funérailles privées. Mais les risques d’instrumentalisation politique restent importants dans un Etat par ailleurs hanté par un passé fasciste.

Crime et déni

Plus généralement, ce triste épisode traduit tant la nécessité que l’insuffisance de la justice pénale internationale. Celle-ci n’est qu’une forme parmi d’autres de justice transitionnelle, et ses apports ne peuvent faire l’économie d’une mise en œuvre efficace de mécanismes de justice complémentaires visant transformations sociales et changement du récit national. L’on voit bien en outre que le juge pénal, s’il participe indéniablement à l’établissement des faits, ne peut garantir leur reconnaissance par les responsables et leur Etat. En d’autres termes, le travail judiciaire ne constitue pas un rempart acquis contre le déni et le négationnisme, il le réactive même parfois.

A l’inverse, et parallèlement au travail historiographique (le fait n’est pas le seul produit du droit), certains procédés de mémorialisation se pensent et se construisent indépendamment ou à défaut de l’existence de procès. La force de la chose jugée n’est pas tout: elle n’est pas toujours atteignable (quantité de crimes de masse n’ont pas été et ne seront jamais jugés), et elle n’est pas toute-puissante face au déni. En somme, comprendre au mieux l’héritage de la violence politique extrême, et prévenir la répétition, implique d’appréhender pleinement deux réalités liées mais dissemblables: celle du crime et celle de sa dénégation.

Sévane Garibian, professeure de droit aux Universités de Genève et de Neuchâtel. Directrice de l’ouvrage collectif «La mort du bourreau. Réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse»  (Ed. Pétra, 2016)

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