Le système électoral américain est injuste mais difficile à réformer

Trois semaines après le scrutin, la victoire de M. Trump à l’élection présidentielle américaine demeure aussi navrante que cruelle : navrante sur le fond, en ce qu’elle consacre la victoire de l’instinct sur la raison. Navrante sur la forme, car la vulgarité et l’outrance l’ont emporté sur la civilité. Mais aussi cruelle, parce qu’elle ouvre les portes de la Maison Blanche à un candidat assez nettement devancé par sa rivale en nombre de voix.

En effet, bien que Hillary Clinton ait totalisé plus de 2 millions de suffrages de plus que son adversaire, soit 1,6 % des voix, ce dernier a largement remporté l’élection en nombre de grands électeurs (306 contre 232). La faute au collège électoral. Si, élection après élection, le processus de décompte des grands électeurs est devenu plus familier, sa raison d’être reste encore largement ignorée. Alors que certains chez les démocrates plaident pour une procédure de recomptage des voix dans plusieurs Etats, un éclairage sur la justification du collège électoral s’impose.

Autant le dire d’emblée, le système des grands électeurs fut précisément institué pour éviter qu’un démagogue populiste comme Trump puisse accéder à la magistrature suprême. Lors de la convention de Philadelphie en 1787, les rédacteurs de la Constitution avaient deux buts principaux : créer un pouvoir central plus fort et tempérer certains aspects jugés néfastes de la démocratie dans l’Amérique postrévolutionnaire.

Limiter le chaos démocratique

Entre 1781, en pleine guerre d’indépendance, et 1788, date de ratification de la Constitution, les Etats-Unis ont été régis par les articles de la Confédération, une Constitution qui reflétait surtout la volonté des treize Etats indépendants de garantir leur souveraineté et leurs prérogatives. D’où la mise en place d’un Etat national très faible, sans véritable exécutif et avec un Congrès aux pouvoirs limités.

Privé du droit de prélever l’impôt au niveau national, le Congrès était obligé de quémander aux Etats leur contribution au fonctionnement des institutions nationales, avec un succès mitigé. Pendant les sept années durant lesquelles la jeune nation fut régie par les articles de la Confédération, l’Etat national n’obtint que le sixième des fonds demandés. Pour ses instigateurs, la nouvelle Constitution devait donc apporter à la jeune nation stabilité sur le plan intérieur et crédibilité sur la scène internationale. Sur ce point, le but des Pères fondateurs a été atteint.

La nécessité de modérer les excès de la démocratie fut aussi au cœur du projet constitutionnel. Pour les élites, l’expérience démocratique tournait au chaos. Dans certains Etats, les révoltes de paysans ou de locataires endettés contre les banques ou les propriétaires semblaient tourner à l’avantage des premiers. Les assemblées législatives exprimaient le sentiment antiélite à travers des lois défavorables aux possédants, décidant parfois d’annuler les créances ou encourageant l’inflation par la création monétaire.

Pour les défenseurs d’un Etat fédéral fort – dont George Washington, Alexander Hamilton ou James Madison, principal rédacteur de la Constitution –, les institutions devaient mettre en place un régime non pas démocratique mais républicain. Cela signifiait qu’elles devaient combiner des éléments démocratiques, ce qui se traduit par l’élection des représentants du Congrès au suffrage direct, mais aussi aristocratiques, même s’il était évidemment hors de question de le revendiquer comme tel.

Un système démocratisé… mais antidémocratqiue

C’est ainsi que le Sénat fut, jusqu’en 1913, élu au suffrage indirect par les législatures des Etats, un moyen de satisfaire ces derniers en leur donnant de fait un droit de regard sur l’élaboration des lois fédérales mais aussi d’opérer une sélection : seuls des hommes déjà élus, supposément plus sages, expérimentés et vertueux, désignaient les sénateurs. La création du collège électoral procéda du même souci de créer une zone tampon entre les masses populaires, jugées volatiles et peu à même d’apprécier l’intérêt général, et la désignation du chef de l’exécutif.

Voulant instituer un système présidentiel caractérisé par une forte séparation des pouvoirs, les fondateurs ne pouvaient cependant investir le Congrès du pouvoir de choisir le président. En l’absence de modèle et faute de mieux, le collège électoral apparut comme la solution. Dans chaque Etat, un groupe d’hommes choisis élirait le président. Or, à une époque où les lignes idéologiques des partis, à peine naissants, n’étaient pas encore figées, ces grands électeurs disposaient d’un pouvoir discrétionnaire le jour de l’élection.

Si, depuis plus d’un siècle, dans un souci de démocratie et de transparence, les sénateurs sont élus au suffrage direct, l’élection du président reste, elle, indirecte. Pourtant, le collège électoral ni ne remplit les exigences démocratiques d’aujourd’hui – qui veut que le gagnant d’une élection obtienne la majorité, même relative, des voix –, ni ne constitue un rempart contre le triomphe d’un démagogue exploitant la colère populaire.

Au contraire, il confère aux Etats du centre et des montagnes rocheuses, plus ruraux et méfiants vis-à-vis des élites, un poids politique accru aux dépens des Etats plus peuplés et des grandes métropoles où résident les populations les plus denses, les plus diverses, ainsi que l’establishment, dont les fondateurs voulaient précisément protéger les intérêts. Le système élitiste envisagé par les fondateurs s’est démocratisé, et c’est heureux, mais il n’en reste pas moins antidémocratique, comme le montre la victoire de Trump.

Hélas, les chances de le réformer sont quasi nulles. Seul un amendement constitutionnel peut modifier le mode d’élection du président. Or son succès est impossible, puisqu’il requiert une majorité des deux tiers aux deux Chambres du Congrès, puis sa ratification dans les trois quarts des Etats, soit 38. Vu l’influence disproportionnée que les petits Etats tirent du système en place, le statu quo a de l’avenir.

Par Frédéric Heurtebisze, maître de conférences en histoire et civilisation américaines, université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

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