Le Tea Party pousse la droite à se réinventer

Depuis quelques mois, le mouvement du Tea Party, né aux Etats-Unis, défraie la chronique. Les élections législatives imminentes ont mis en vedette ce rassemblement s’affichant comme le dernier représentant d’un conservatisme authentique: va-t-il troubler le traditionnel conflit entre démocrates et républicains? Va-t-il insuffler aux seconds nommés un nouvel élan idéologique? Ou au contraire risque-t-il, paradoxalement, de sauver la majorité démocrate en accentuant les divisions du parti qui lui est malgré tout le plus proche?

Ces questions sont sans doute décisives pour l’avenir de la présidence Obama mais, après tout, les Etats-Unis sont coutumiers des mouvements hostiles au gouvernement central, réfractaires à l’impôt et adeptes d’une liberté individuelle intégrale. A gauche, le mouvement des années 70 se référait souvent à David Thoreau, l’un des chantres de l’anarchisme américain qui préféra l’exil, près de son étang de Walden… Et, à droite, des premiers anarcho-capitalistes, tel Lysander Spooner, aux libertariens ou néo-conservateurs, nombreux sont les groupes qui se sont distingués dans leur refus du pouvoir, sous toutes ses formes…

En quoi ce mouvement doit-il alors nous intéresser? Le Tea Party apparaît d’abord comme la variante américaine d’une ambiance, d’un climat que l’on connaît bien en Europe et que l’on qualifie en général de populiste. Cette approche est juste car elle tisse des liens entre des mouvements disparates en examinant le modèle général plutôt qu’en se perdant dans les cas particuliers.

Le Tea Party invite néanmoins l’observateur à franchir un pas de plus et à revenir aux fondements idéologiques de ce phénomène. Car il suggère une question qui n’a pas encore été explorée dans tous ses recoins: pourquoi des individus se sentent-ils appelés à soutenir de tels mouvements? Cette question oblige à ne pas se contenter des habituelles définitions du populisme de droite. Si les courants populistes de droite donnent, aux problèmes du moment, des réponses simplistes, ils en posent d’autres qui, en réalité, ne le sont pas…

Tous les observateurs sont d’accord pour relever l’apparente absence de cohérence intellectuelle qui caractérise l’ensemble des mouvements dits populistes. Du Tea Party américain à l’UDC suisse, en passant par les Pays-Bas ou l’Autriche, tous les auteurs ont mis en avant le ressentiment comme le seul ferment capable d’unir les partisans de ces mouvements: déstabilisation due à la mondialisation, haine d’un modernisme castrateur des valeurs traditionnelles, refoulement du «politiquement correct» égalitaire, refus d’une démocratie libérale qui ferait la part trop belle aux «exclus», aux étrangers, aux nouveaux modes de vie. Ce ressentiment stimulerait ainsi un rejet de l’Etat libéral qu’ils estiment pourtant avoir contribué à édifier, par leurs impôts, et de la direction duquel ils se sentent chassés.

Mais le ressentiment suffit-il à déterminer une politique? Cette interrogation en génère une autre, peut-être plus «politiquement incorrecte»: et si ces mouvements reflétaient une pensée plus substantielle qu’on pourrait le croire de prime abord?

Car que disent les adhérents du Tea Party et de leurs précurseurs européens? Leurs discours manifestent certes un sentiment de trahison: ils se considèrent comme les perdants du «grand compromis» conclu entre bourgeois et sociaux-démocrates dans toutes les démocraties au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et par lequel furent reconnues, contre le communisme, l’économie de marché et la nécessité de l’Etat social. Avec à la clé une perte de confiance envers les institutions.

Mais ils vont plus loin. Ils défient les partis de droite en renouant avec une pensée conservatrice que ceux-ci avaient bannie et, en même temps, visent le libéralisme en l’attaquant sur ce qui constitue son centre nerveux: la notion de liberté. A leurs yeux, L’Etat libéral, qui s’en voulait le garant et était censé lutter contre les empiétements de l’Etat, s’est fait le complice du gonflement de la bureaucratie, constaté dans toutes les démocraties. Et ils accusent le libéralisme de n’avoir pas répliqué, lui qui a vu sans réagir ses concepts fondateurs récupérés par la gauche moderne encline, dès les années 70, à repenser l’interventionnisme étatique comme l’unique garantie de cette même liberté.

Dans la société de consensus de l’après-guerre, les partis libéraux et conservateurs, malgré leur succès, n’auraient-ils pas sacrifié leurs principes au nom d’un pragmatisme, certes salutaire par sa capacité d’adaptation et sa malléabilité, mais émollient par sa porosité à l’égard des valeurs qui ne sont pas toujours les siennes?

S’est ainsi libéré un espace à droite des partis se réclamant du libéralisme et du conservatisme «classiques», un espace bientôt occupé par des mouvements neufs et alimentés par deux influences philosophiques majeures: le néolibéralisme des années 90, comme porteur d’une liberté plus «pure», de droite, symétrique à la liberté «libertaire» des années 70, et un néoconservatisme puisant dans la «nation», et non dans l’Etat bureaucratique, les vraies limites de la liberté.

C’est dans un second temps que cet appel libertaire «de droite», dont l’émergence n’a été perçue ni par la droite «traditionnelle», ni par une gauche trop prompte à découvrir des dérives fascisantes partout, s’est barricadé derrière un mur démagogique, accumulant les contradictions dans son approche de l’Etat et réduisant son champ de vision à la lutte contre l’étranger. Avec des variations selon les pays… Mais la dimension irrecevable des tirades «anti-tout» proférées par ces mouvements ne doit pas cacher la sédimentation plus complexe de leur fond «idéologique».

Cette véritable scission au sein de la droite libérale, qui avait réussi à tenir sous le même étendard, pendant longtemps, courants plus étatistes et courants plus conservateurs, sera douloureuse. Les droites européennes, de Sarkozy à Fini en passant par la Big Society de Cameron et le PLR/PDC, ne cesseront dès lors de se recomposer, butant sur ce problème majeur: comment prendre en compte cette frange de leur électorat qui, après s’être longtemps tue, a fini par oser dire que l’Etat tel qu’il se développait leur paraissait liberticide?

Même un pays qui se croyait immunisé contre tout extrémisme commence à se poser des questions: l’Allemagne. Ce pays s’est longtemps félicité, et à juste titre, du peu d’impact qu’avaient les populismes sur lui. Et survint l’affaire «Sarrazin», du nom du banquier social-démocrate qui s’est fendu d’un pamphlet dénonçant la mainmise des immigrés étrangers sur l’Allemagne. Même un journal comme Die Zeit, qui n’est pas à droite, s’inquiète: la CDU, en édulcorant son discours, est-elle en train, à son tour, de créer un vide à droite dans lequel pour­raient s’engouffrer des groupements aux intentions fort peu saines?

Le libéralisme peut-il sortir de cette situation? Il pourrait peut-être s’inspirer d’Obama, qui a refusé de stigmatiser le Tea Party, d’ostraciser ce ressentiment diffus qu’il exprime. Mais il convient aussi de voir comment les partis libéraux et conservateurs actuels peuvent se réconcilier avec ce conservatisme de vieille souche qui a fait sécession; en somme, de voir comment des réponses libérales pourraient réconforter ce malaise venu de droite. Le pragmatisme libéral peut aider, à condition qu’il soit enrobé dans un «tissu» explicatif digne de ce nom. Ne nous trompons pas: l’écrasante majorité des électeurs attirés par ces mouvements n’a pas le niveau de Sarah Palin, l’égérie du Tea Party: ils délivrent un message, qui tourne autour de la notion de liberté et de ses limites, de l’Etat moderne et de la façon de se le réapproprier aujour­d’hui, dans un contexte d’après-crise qui ne sim­plifie pas les choses. Le libéralisme ne peut se désinté­resser de ces questions: la cohérence de son discours passe par là.

Olivier Meuwly