Le triple embarras du mot «barbare»

François Hollande a parlé de «barbarie absolue» pour qualifier les massacres du vendredi 13 novembre. Il n’est pas le seul. Le mot barbarie revient à nouveau en boucle, de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve à Nicolas Sarkozy ou Monseigneur Vingt-Trois. Comme après le 11 Septembre, comme après les crimes de Mohamed Merah, comme après les attaques de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes. On repense aux mots que Spinoza voulait placarder sur les murs de La Haye après le lynchage des frères de Witt : Ultimi barbarorum - les «derniers des barbares».

Car on peut comprendre un tel cri : barbares ceux qui, en transgressant autant les valeurs de la vie que celles de la justice, s’excluent d’eux-mêmes de l’humanité ; barbares ceux qui tuent de sang-froid nos enfants, nos voisins, nos compatriotes ; barbares ceux qui hurlent à nouveau avec un autre accent mais la même violence aveugle Viva la muerte. On aimerait le crier soi-même. Mais : et après ? Un cri n’est pas une pensée. Ou bien, c’est une pensée mais une pensée qui ne veut pas se penser, une pensée refoulée ou impensée, voire une foule de pensées inchoatives et confuses que la raison peine à démêler et qui soudain s’expulsent toutes en même temps - on appelle cela le «cri du cœur».

Quand il vient des victimes, de leurs amis ou de leur famille, il est d’une terrible humanité, on y entend la colère, la rage, la nausée, et un ton au-dessous le chagrin irrémédiable que de tels affects tentent vainement de surmonter. Mais que dit-il, quand il vient des politiques et des journalistes, surtout quand il est répété à l’envi ?

On ne peut jamais être certain en ces affaires, et il faut se garder d’inutiles procès d’intention. Mais les mots disent toujours davantage que ce qu’on veut leur faire dire et, dans le cas qui nous préoccupe, de manière particulièrement embarrassante.

Le premier embarras vient évidemment du sens premier et de la portée historique du mot barbare, bien avant son sens actuel de violence sanguinaire et aveugle. Pendant toute l’Antiquité, le terme «barbare» (barbaros en grec, barbarus en latin), qui signifie «étranger», et plus précisément celui qui ne parle pas la langue grecque, n’est jamais employé pour signifier des actes ou des personnes particulières mais des peuples entiers confondus dans la même négation - c’est le mot de l’amalgame par excellence. A la fin de l’Empire romain, est barbare celui qui participe aux invasions du même nom - c’est le mot même du complexe obsidional, de celui qui se vit en état de siège. Au milieu du Moyen Age, surtout quand commencent les croisades, il devient le mot privilégié pour désigner les non-catholiques, et, plus particulièrement, les Sarrasins - c’est presque l’exact équivalent du kafer, du mécréant, en terre d’islam. Enfin, jusqu’à la fin du XIXe siècle sont nommés «barbaresques» les pirates musulmans qui sillonnent la Méditerranée - c’est l’un des mots qui justifient l’expédition en Algérie de 1830 et le début de la colonisation du Maghreb.

Le second embarras vient des quartiers de l’Est parisien «choisis soigneusement» par Daech suivant les mots de son communiqué. Il s’agit bien de cette «zone grise» dont parlait Abou Bakr al-Baghdadi, à la tête de Daech, après les attentats de janvier, c’est-à-dire cette zone où vivent pacifiquement chrétiens, juifs, musulmans et athées, Français de souche, Français issus de l’immigration et étrangers en balade. En d’autres termes, que ceux de la logorrhée jihadiste, on dirait que c’est là une des rares zones de France encore peu racistes, où le Front national est le plus faible, où l’on sait, sans même avoir besoin de lire Montaigne ou Lévi-Strauss, que nous ne sommes pas nous-mêmes dépourvus d’une certaine barbarie, à Lampedusa, à Calais ou dans nos banlieues à l’abandon, que le barbare, c’est d’abord celui qui croit en la barbarie de l’autre, que le pire des aveuglements est de croire le monde divisé par nature ou par culture en barbares et civilisés, qu’il faut au contraire penser les enjeux politiques en termes politiques, c’est-à-dire aussi, quand il le faut, en termes de guerre, de stratégie, d’ennemis, mais non en termes de barbarie et de civilisation. Voilà ce que vise en premier lieu Daech : l’idée de coexistence et de solidarité au moins toujours possible entre les peuples et les cultures, ce qu’interdit d’avance l’emploi du mot barbare.

Enfin, une troisième forme d’embarras tient aux superlatifs qui s’accolent spontanément au terme de barbarie : barbarie absolue, les derniers des barbares. Car alors, comment qualifier ce que subissent les peuples de Syrie, d’Irak, de Libye, du Yémen ou du Soudan ? Considérer la barbarie qui nous frappe comme la plus haute forme possible de barbarie dénote, au-delà de l’émotion compréhensible des premiers jours, un étrange aveuglement aux souffrances des autres, aux frontières de ce qu’on prétend dénoncer.

Bref, presque à tous égards, le terme de barbarie apparaît comme un mot brûlé. Brûlé parce qu’on l’a trop employé pour désigner l’autre en général, et, particulièrement, le musulman. Brûlé, parce qu’il fait écran à toute intelligence précise de l’ennemi qu’exige toute situation de guerre. Brûlé, parce qu’il situe le conflit exactement sur le terrain où Daech veut le situer : celui de la culture et des valeurs et non celui de la politique, des alliances et des rapports de force. Brûlé, même parce qu’en un sens, il réalise d’avance la finalité obvie de tels actes : introduire le sentiment de la barbarie au cœur de la société française avec ses inévitables conséquences en termes de confusion, de soupçon et d’exclusion que vont connaître une fois encore tous les Français musulmans ou d’origine arabe afin de les pousser à rejoindre le jihad. Tant que l’on ne sait pas comment éradiquer Daech et gagner cette guerre qui frappe sur notre propre territoire, contrevenir au moins de toutes nos forces au renforcement d’un tel sentiment est notre devoir le plus urgent. En particulier, en arrêtant au plus vite de parler de barbares et de barbarie.

Pierre Zaoui, philosophe, université Paris VII- Diderot et membre du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC).

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