Le virage très à droite de l’Amérique latine

La victoire de Jair Bolsonaro au second tour de l’élection présidentielle brésilienne, le 28 octobre, confirme une tendance de fond apparue dans la vie politique latino-américaine depuis le milieu des années 2010 : celle d’un très net virage à droite, qui prend le contre-pied d’une séquence politique inaugurée par la victoire de Hugo Chávez au Venezuela en décembre 1998 et marquée par l’accession au pouvoir de gouvernements progressistes dans une majorité des pays de la région (Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil et Néstor Kirchner en Argentine en 2003, Tabaré Vázquez en Uruguay en 2005, Michelle Bachelet au Chili et Evo Morales en Bolivie en 2006, Rafael Correa en Equateur en 2007, José Mujica en Uruguay en 2010, etc.).

L’année 2015 fait figure de tournant, avec l’élection de Mauricio Macri en Argentine et la défaite du camp chaviste aux élections législatives vénézuéliennes, avant que le rejet par référendum de la réforme de la Constitution bolivienne voulue par Morales en 2016, la victoire de Sebastián Piñera au Chili en 2017, celles d’Ivan Duque en Colombie, de Mario Abdo au Paraguay et de Jair Bolsonaro au Brésil en 2018 n’attestent définitivement un retournement de la conjoncture politique. Seule l’élection d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, en juillet de cette année, semble aller à l’encontre de cette dynamique régionale que l’on peut également observer au travers d’autres prismes que ceux des consultations électorales - ainsi, la mise en sourdine de la révolution citoyenne équatorienne par Lenín Moreno, qui avait pourtant été le vice-président de Rafael Correa, ou le tournant violemment répressif pris par le gouvernement nicaraguayen de Daniel Ortega depuis avril.

Au-delà des spécificités de chaque expérience nationale, ce virage à droite s’explique par une série de facteurs communs : usure du pouvoir frappant des gauches de gouvernement qui ont eu tendance à se déconnecter des mouvements sociaux qui les avaient portées au pouvoir et se sont retrouvées impliquées dans d’innombrables scandales de corruption ; crise économique due à la chute brutale des cours des matières premières, qui avaient assuré une croissance exceptionnelle entre le début des années 2000 et la première moitié des années 2010, restreignant ainsi les capacités redistributives de l’exécutif ; incapacité à répondre de manière pérenne et efficace aux défis de la réduction des inégalités, de la précarité et de l’insécurité ; grande volatilité des électorats latino-américains, plus prompts que d’autres encore à sanctionner un gouvernement dès lors qu’il n’est plus en mesure d’honorer un certain nombre des engagements qu’il avait pris ou de dispenser les faveurs auxquelles ses clientèles s’étaient accoutumées.

Cela étant posé, il n’est pas anodin de constater que ce sont des droites vraiment dures qui accèdent au pouvoir depuis maintenant trois ou quatre ans, qu’elles soient très orthodoxes dans leur néolibéralisme économique (Chili, Argentine) ou particulièrement rigides dans les valeurs morales qu’elles défendent (Paraguay), tandis que certains partis de centre droit qui avaient été des acteurs majeurs de la vie politique depuis la fin de la guerre froide ont presque été rayés de la carte électorale. C’est le cas du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) dont le candidat à la présidentielle, Geraldo Alckmin, n’a recueilli que 4,76 % des suffrages exprimés alors qu’Aécio Neves avait obtenu 33,5 % des voix au premier tour en 2014, mais aussi celui de la démocratie chrétienne chilienne dont la candidate, Carolina Goic, n’a capté que 5,9 % des suffrages lors du scrutin présidentiel de 2017. Cette radicalisation de la droite des échiquiers politiques latino-américains, qui n’est pas sans rappeler ce que l’on observe dans certains pays européens (Italie, Pologne, Hongrie), va de pair avec une présence politique accrue des églises évangéliques qui voient dans les programmes économiques néolibéraux un écho profane de la théologie de la prospérité dont elles sont porteuses et dans le conservatisme des programmes sociétaux un rempart contre la décadence morale incarnée par certaines lois récemment votées dans la région (ainsi la légalisation de l’avortement, du mariage homosexuel et de la consommation de cannabis dans l’Uruguay de «Pepe» Mujica).

Les félicitations appuyées que certains présidents latino-américains (Macri, Piñera, Abdo, Duque en particulier) ont adressées à Bolsonaro au lendemain de sa victoire laissent présager des synergies et stratégies communes, dans les mois ou années à venir, entre les différents gouvernements qui incarnent ce virage très à droite. A l’aune de ce que l’on peut observer depuis 2015, dans les pays qui l’incarnent déjà, quatre risques importants au moins pèsent désormais sur la région latino-américaine : celui d’une criminalisation croissante des mouvements sociaux, qui est déjà à l’œuvre en Colombie, et que Bolsonaro a explicitement annoncée, en qualifiant le Mouvement des sans-terre (MST) et le Mouvement des travailleurs sans-toit (MTST) de «terroristes» ; celui d’un creusement des inégalités consécutif au désengagement rapide de l’Etat du champ social, à l’instar de ce que l’on observe dans l’Argentine de Macri ; celui de la mise en place d’un nouveau régime mémoriel et judiciaire vis-à-vis des passés autoritaires dont il ne semble plus du tout honteux d’avoir la nostalgie ; celui, enfin, d’une remise en cause de l’accord de Paris sur le climat perçu comme un obstacle à la mise en valeur des ressources naturelles et au modèle de développement néo-extractiviste. Quatre dossiers qui méritent désormais d’être au cœur de l’agenda de la reconstruction des gauches dont, sans aucun doute, l’heure sonnera de nouveau à moyen terme.

Par Olivier Compagnon, historien à l’université à Paris-III Sorbonne nouvelle et directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL).

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