Le voile, pas plus aliénant que la minijupe

Le voile, pas plus aliénant que la minijupe

Notre ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes vient donc d’ouvrir une nouvelle polémique sur le voile, prenant cette fois appui sur le lancement en France, par plusieurs grandes marques, de la mode dite «pudique» (modest fashion). En la rebaptisant, à tort, «mode islamique», Laurence Rossignol lui a donné une dimension politique dont nous n’avions nul besoin quand des attaques d’une innommable barbarie ont plongé les Français et les Belges dans le deuil, et quand la haine du musulman, réduit au terrorisme, se saisit de tout prétexte pour se développer. Fallait-il embarquer les femmes musulmanes dans cette dérive ? Laurence Rossignol est-elle «islamophobe» ? Sûrement pas. Ignorante du sujet qu’elle aborde, en revanche, certainement. Ni plus ni moins que tant de politiciens qui préfèrent faire étalage de leurs préjugés et de leurs savoirs périmés plutôt que de se donner la peine de lire quelques articles de chercheurs connaissant assez le terrain pour l’analyser avec rigueur. Quant à ce féminisme de grand-mère inlassablement ressassé, il semble peu en phase avec la vision que les femmes ont aujourd’hui de leur identité.

Que sait Mme Rossignol de l’islam hexagonal et de sa diversité ? Que sait-elle des femmes musulmanes de la France d’aujourd’hui ? A tenir publiquement des propos de café du commerce, elle ne réussira, au mieux, qu’à renforcer le rejet de la France dans certains milieux musulmans qui n’en peuvent plus d’être toujours mis en position d’accusés. Au lieu de nous délivrer ses leçons de laïcité, madame la ministre pourrait déjà apprendre, par exemple, que tous les musulmans et musulmanes de France ne sont pas des islamistes. Et reconnaître que toutes les femmes qui portent les jupes courtes et les vêtements sexy imposés par la mode (souvent créée par des hommes) ne sont pas non plus spécialement «émancipées».

Nous sommes, nous, femmes, soumises à un diktat, entré profondément dans notre imaginaire, et auquel nous obéissons, le plus souvent inconsciemment, pour plaire aux hommes. Le modèle de séduction imposé reste quasi inaccessible à la majorité d’entre nous. Un modèle d’extrême minceur, plutôt blond, grand, «glamour», contribuant à un «enfermement du corps des femmes» qui n’a rien à envier à celui que Mme Rossignol dénonce quand elle évoque certaines musulmanes. Ne sont-elles pas aliénées dans leur corps même, celles qui sacrifient leur santé par des régimes dangereux, se résolvent à des opérations chirurgicales douloureuses, se condamnent à l’anorexie, et vivent dans la frustration ? Mesurer le niveau d’émancipation des femmes au degré de raccourcissement de leurs jupes, il fallait y penser ! La nudité du corps des femmes comme outil de leur libération ?

Si des marques créent des collections «pudiques» pour des femmes qui, par revendication identitaire ou conviction religieuse, y trouveront leur compte, où est le mal ? Elles risquent même de tenter quelques juives orthodoxes, au moins aussi soucieuses de «pudeur» que leurs homologues musulmanes. La loi de 1905 n’interdit à personne de se conformer aux codes vestimentaires que sa confession ou sa fantaisie lui recommandent. Rien en tout cela n’est contraire à notre législation.

Nul ne niera, dans certains cas de port du voile, la réalité du contrôle social, voire de la contrainte. Mais de là à faire un parallèle entre celles qui, par choix personnel, décident se s’habiller ainsi à ces «nègres américains qui étaient pour l’esclavage», il y a un pas que la ministre n’eût jamais dû franchir. Que sait-elle donc de l’esclavage et de son histoire ? Comment a-t-elle pu justifier l’emploi du mot - intolérable - de «nègre» par l’usage qu’en fit Montesquieu il y a plus de deux siècles ? Sait-elle seulement qu’on ne voit plus aujourd’hui en Montesquieu un penseur anti-esclavagiste, mais un auteur beaucoup plus ambivalent, comme le furent d’ailleurs, globalement les Lumières ?

Nombre des jeunes femmes voilées que nous croisons ressemblent à toutes les jeunes femmes de leur génération, la pratique religieuse en plus. Les marques qui tentent de séduire ce marché n’ont qu’un but : faire de l’argent. Et quand Elisabeth Badinter, dans son interview du 2 avril, venant au secours de la ministre, exige leur boycott, elle ne leur offre rien de plus qu’un sacré coup de pub. Les musulmanes pratiquantes n’auraient donc pas le droit de disposer librement de leur corps ? Et les juives pratiquantes, pourquoi n’en dit-on pas un mot ? Voilà un «féminisme» bien sélectif. Mme Badinter déclarait il y a peu qu’«il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe». Qui, aujourd’hui, oserait déclarer qu’«il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’antisémite» ?

Ces polémiques indignes ne font le lit que de la haine. Concentrons-nous sur l’essentiel. Quant à nos ministres et intellectuels germanopratins, une petite promenade hors de leurs ghettos les aiderait sûrement à révoquer en doute quelques-unes de leurs certitudes.

Esther Benbassa, Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études, sénatrice verte (Val-de-Marne)

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