Le Web a été un amplificateur de l’irrationnalité

En mars 1989, Tim Berners-Lee, un jeune ingénieur anglais, invente le Web à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN). Cinq ans plus tard, alors que j’ai succédé à Tim Berners-Lee au Massachusetts Institute of Technology (MIT), je souhaite ajouter à un livre universitaire sur les réseaux multimédias un épilogue sur la société numérique naissante.

Je consulte alors mes collègues qui sont les pionniers de l’Internet et je rédige un texte de prédictions. Lorsque je le relis aujourd’hui, je constate que la grande majorité des prédictions se sont réalisées – mais qu’une large part des développements les plus importants n’a pas été prédite.

La création collective et la mise à disposition gratuite de connaissances étaient annoncées : avec Wikipedia et les milliers de sites de connaissances, cette révolution a bien eu lieu. C’était la grande idée de Tim Berners-Lee, qui déclarait vouloir faire « de chaque citoyen, non seulement un consommateur, mais un fournisseur de contenu ». Une autre de nos prédictions s’est réalisée : comme nous l’imaginions, les comportements numériques sont souvent solitaires. Là où la télévision traditionnelle trônait dans la pièce à vivre commune, ce qui faisait d’elle un instrument de socialisation partageable, le Web est une occupation que l’on pratique souvent seul.

Exacerbation de l’égocentrisme et du narcissisme

Nous avions également prévu le phénomène de profilage par les serveurs, comme le montrent nos prédictions de 1994. « Des filtres puissants seront mis en place par les serveurs pour contrôler nos accès aux domaines commerciaux ou culturels, écrivions-nous à l’époque. Des serveurs intelligents tenteront d’apprendre nos goûts à partir de nos requêtes. Après un certain temps, ils restreindront les sujets proposés, culturels ou informationnels, à ceux qui correspondent à notre profil. La probabilité de découvertes impromptues, de révélations culturelles sera drastiquement réduite. » Vingt-cinq ans plus tard, il y a peu de choses à ajouter à cette prophétie.

En revanche, ce qu’aucun de nous n’avait prédit – ou peut-être préféré ne pas voir −, c’est que le Web deviendrait un instrument d’exacerbation de l’égocentrisme et du narcissisme. La plupart des créateurs de contenu parlent aujourd’hui, non pas d’idées ou d’informations, mais d’eux-mêmes. Aucun des pionniers de la société numérique d’aujourd’hui n’avait, à ma connaissance, prédit en 1994 l’arrivée de réseaux sociaux, avec leur cortège d’effets négatifs – addiction des plus jeunes, harcèlement, fausses nouvelles, complotisme, négation des faits, refus de la connaissance.

Le Web est-il à l’origine de ces dérives ? Ou en est-il le symptôme ? Je préfère penser qu’il a été un accélérateur et un amplificateur. L’irrationalité et le mélange du savoir et des croyances viennent en effet de loin − ils remontent à trente ans peut-être. Aux travaux du CERN tentant de percer les premiers instants de l’Univers il y a 13,7 milliards d’années on oppose désormais le créationnisme. Aux photos de la planète Terre on oppose une croyance prosélytique en sa platitude. Aux savoirs scientifiques on oppose le relativisme, y compris à l’école : « Monsieur le professeur, vous dites que 2 + 2 font 4. C’est votre droit de le penser mais vous ne pouvez m’enlever mon libre arbitre : c’est mon droit fondamental de croire que 2 + 2 font 3. »

Une forme d’obscurantisme

Même si elle n’est pas majoritaire, une forme d’obscurantisme rampe insidieusement dans nos consciences : 2 500 ans de réflexions philosophiques sur la nature des idées humaines semblent balayés, emportant Socrate ainsi que Kant et ses catégories de pensées. Beaucoup confondent désormais la connaissance, que j’aime définir comme le résultat transmissible et reproductible d’une expérience ou d’un raisonnement ; l’opinion, qui est une pensée basée sur l’expérience, mais avec la conscience de ses limites ; et la foi, qui est une croyance associée au sacré. Les voilà devenues interchangeables : elles sont réduites au terme générique d’« idée ». Il faut donc tenter de revenir aux définitions fondamentales et rappeler qu’une croyance est une ignorance par définition puisque, si l’on croit, c’est que l’on ne sait pas.

Pour nous scientifiques, le défi est immense : comment garder notre rigueur intellectuelle sans alimenter le discours antiscientiste ? Si on nous demande d’affirmer que l’on est certain, absolument certain à 100 %, que le boson de Higgs existe parce que nous l’avons découvert au CERN, que répondre ? La vérité ? Alors la voilà : non, nous n’en sommes pas certains à 100 % parce que, dans le monde matériel, la certitude n’existe pas. Le monde matériel est changeant et incertain : c’est sa nature. Devons-nous, en tant que scientifiques, reconnaître publiquement cette vérité que la certitude, dans le monde matériel, n’existe pas, au risque de donner du grain à moudre à l’obscurantisme ? Oui, bien sûr, mais il faut aussi se battre pour expliquer, et tenter d’inverser la tendance.

Car tout n’est pas perdu. De même que le Web a amplifié, au cours des trente dernières années, les tendances obscurantistes, il pourrait demain, si les Lumières revenaient, amplifier les progrès de la conscience et de l’intelligence de l’humanité. Nous retrouverions alors la primauté du civisme sur l’individualisme, de l’altruisme sur l’égocentrisme, du savoir sur les croyances. Le Web et l’Internet redeviendraient ce que leurs pionniers avaient imaginé : des instruments d’accélération vers la connaissance, le partage, le progrès.

François Flückiger, physicien et ingénieur de formation, est membre honoraire de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN). Il a succédé en 1994 à Tim Berners-Lee, l’informaticien qui a inventé le Web en 1989 au CERN. Ce pionnier de l’Internet est l’un des deux Français honorés dans l’Internet Hall of Fame, qui célèbre ceux qui ont créé et fait vivre l’Internet.

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