Le Yémen entre la tragédie et la catastrophe

Le 8 novembre 2014 à Sanaa, des manifestants se rassemblent contre le déploiement des milices du mouvement chiite Houti, présentes dans les principales villes du pays. Ils brandissent le portrait de Mohamed Abdelmalik al-Motawakal, leader de l'Union des forces populaires et l'un des principaux négociateurs entre les rebelles et le gouvernement sunnite avant d'être abattu, le 2 novembre. Photo Mohamed Al-Sayaghi. Reuters
Le 8 novembre 2014 à Sanaa, des manifestants se rassemblent contre le déploiement des milices du mouvement chiite Houti, présentes dans les principales villes du pays. Ils brandissent le portrait de Mohamed Abdelmalik al-Motawakal, leader de l'Union des forces populaires et l'un des principaux négociateurs entre les rebelles et le gouvernement sunnite avant d'être abattu, le 2 novembre. Photo Mohamed Al-Sayaghi. Reuters

A mi-chemin entre la tragédie et la catastrophe, le Yémen s’engouffre dans un abîme abyssal : la famine y campe, le chaos y règne, et 17,1 millions des 27,4 Yéménites souffrent d’insécurité alimentaire, selon l’Unicef. Parmi eux, 7,3 millions sont menacés de mourir de faim. Sans parler d’autres calamités et épidémies en perspectives.

Privés de leurs salaires depuis six mois, les Yéménites ne peuvent plus subvenir à leurs besoins. Ainsi, nombreux recourent-ils aujourd’hui, sans hésitation, au pire des sacrilèges : le suicide. Un malheureux a écrit avant de se pendre : «Dans ce monde, la délivrance vient de la migration, ou du suicide. Mais la migration du Yémen est impossible.»

En effet, ce fabuleux pays d’une beauté naturelle et architecturale si exceptionnelle, qui fut naguère «l’Arabie heureuse», est une prison funèbre à ciel ouvert. Ses frontières terrestres sont entourées d’un «rideau de fer»: les pays limitrophes qui ne reconnaissent pas la notion de migrant – les réfugiés syriens affluent aux quatre coins du monde, sauf dans ces pays pétroliers, pourtant si proches et excessivement riches. Et la promenade dans ses frontières maritimes est périlleuse. Celles-ci confluent aux pays non moins malheureux, tels la Somalie. Migrer dans ces conditions, c’est fuir un enfer pour un autre.

Un pays décimé par les guerres

Oublié par la communauté internationale, le Yémen est pourtant, depuis plus de deux ans, décimé par deux guerres mortifères. La première est horizontale : c’est une guerre civile provoquée par une agression armée terrestre, interne au pays, fomentée par l’alliance de deux forces particulièrement puissantes et vindicatives. Celle de l’ancien dictateur Saleh, et de son allié Al-Houthi.

Renversé par le «printemps yéménite» qui éclata le 11 février 2011, Saleh le «déchu» selon le sobriquet populaire, est toujours si présent et indéboulonnable : il détient l’essentiel de l’armée, et des dizaines de milliards de dollars accumulés durant trente-quatre ans d’un pouvoir familial et clientéliste corrompu. Il dirige toujours le plus grand parti politique du pays : l’immunité totale qu’il obtint via le plan des médiateurs du Conseil de coopération du Golfe, fin 2011, en échange de sa démission en tant que chef d’Etat, ne l’a pas déchu de son titre au parti.

Al-Houthi est le chef religieux de la communauté minoritaire des houthis, d’obédience chiite, concentrée autour de Saada dans le nord-ouest du Yémen. Soutenu par l’Iran, il emprunte à l’ayatollah Khomeini son slogan central, dit le «cri houthi», arboré sur toutes les pièces d’artillerie et les lieux urbains de toutes les régions contrôlées par Saleh-Houthi, et notamment la capitale Sanaa : «Dieu est Grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Malédiction aux juifs. Victoire à l’islam!»

Il se présente comme le descendant de deux petits-fils du Prophète, Hassan et Hussein : «l’héritier des deux ventres». Il a ressuscité de leur léthargie politique, puis mobilisé et revigoré une élite qui avait perdu, depuis la révolution républicaine de 1962 contre le régime monarchique et théocratique de l’imam à Sanaa, sa «supériorité sanguine» : les Hachémites, qui se proclament aujourd’hui des descendants d’au moins l’un des deux «ventres» du Prophète !

Ensemble, les deux anciens ennemis, Saleh et Al-Houthi, ont concocté un coup d’Etat le 21 septembre 2014, chassant de Sanaa le président légal Hadi, avant d’inaugurer l’agression de tout le Yémen par l’invasion d’Aden, la deuxième ville du pays, et l’ancienne capitale du Yémen du Sud.

La seconde guerre est verticale. C’est une interminable agression aérienne menée par les pays voisins, et notamment l’Arabie Saoudite. Ces derniers ont officiellement été sollicités par le président Hadi, lorsque les putschistes Saleh-Houthi avaient envahi Aden, fin mars 2015, pourchassant Hadi après sa fuite de Sanaa. Le coût de cet interventionnisme, subi par la société civile yéménite et ses infrastructures urbaines, est encore plus dévastateur que l’agression interne. En outre, les forces salafistes, d’obédience sunnite, sont très présentes dans cette coalition anti Saleh-Houthi, et certaines de leurs «résistances armées» enflamment un discours obscurantiste «contre l’agression des mages chiites», non moins violent et raciste que le discours des houthis.

Dans ces milieux-là fleurit et se popularise Al-Qaeda (dont le Yémen est la deuxième base historique, après l’Afghanistan), en raison du rôle actif des salafistes dans l’affrontement avec les houthis, et de leur contribution à la libération des régions occupées.

Vers une impasse stratégique

Deux ans après, le rapport de forces sur le terrain militaire avance trop lentement en faveur des loyalistes de Hadi et l’agression externe saoudienne qui la soutient. Mais l’enlisement, dans une impasse stratégique, domine la scène aujourd’hui et semble se perpétuer. Est particulièrement révélatrice, à cet égard, la situation anarchique de la ville la plus peuplée du Yémen, Taiz. Elle est, depuis plus d’un an, partagée par les milices des deux camps, et vit au rythme de leur charivari sanguinaire interminable, qui multiplie son chaos de jour en jour.

D’un côté et de l’autre, s’instaure en réalité une économie de guerre, où prospèrent des avantages colossaux pour les différents chefs de combat. Parallèlement, l’anéantissement moral et physique de la population yéménite bat son plein. D’où le recours massif aux enfants-soldats par les houthis, que la France vient de condamner.

Cette guerre multiple, qui ressemble à un match potentiellement nul, paralyse un pays déjà très appauvri, et inapte à supporter les guerres ravageuses à long terme. D’autant plus que le Yémen n’est pas maître des paramètres de l’équation de cette guerre: il n’est au fond qu’un théâtre de désolation, dont le vrai metteur en scène est le conflit extérieur irano-saoudien. L’Iran en profite largement, avec peu de pertes, depuis que les houthis ont provoqué le royaume saoudien par des escarmouches à ses frontières, après leur invasion de Sanaa, le 21 septembre 2014. Et l’Arabie Saoudite, dont un «chaos yéménite maîtrisable» est l’option stratégique qu’elle tient toujours à préserver, s’est trouvée cette fois-ci embourbée dans le cloaque de cette guerre interminable qu’elle ne doit pas perdre.

Dilemme cornélien

Et sur le plan intérieur, le Yémen est également devant un dilemme cornélien, où «le plus doux est extrêmement amer» : si, d’une part, l’alliance Saleh-Houthi est la racine du mal de la tragédie yéménite actuelle, Hadi et ses forces loyalistes, d’autre part, qui étaient souvent des anciens compagnons de Saleh, s’inspirent toujours des méthodes de gouvernance de leur ancien maître, et demeurent inertes et particulièrement incompétents.

Aussi, l’arrêt immédiat de cette guerre est-il une nécessité absolue, quelles que soient les positions sur le terrain des uns et des autres. Seules la paix et une solution politique négociée sur la base des résolutions des Nations Unies, dont l’instauration incombe à la communauté internationale, pourraient aider le peuple yéménite à construire graduellement son avenir, avec des forces novatrices et un projet moderne.

Celui-ci doit, avant tout, éradiquer les bastions qui engendrent tant de désastres : les sources de la famine et de la pauvreté, le sous-développement, et l’éducation obscurantiste.

Habib Abdulrab, professeur des universités à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Rouen. Il est l’auteur du roman la Fille de Souslov, Actes Sud, en vente le 5 avril 2017.

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