«Leave» ou «Remain» : la constance des Britanniques

A la connaissance du résultat du vote de mardi 15 janvier sur l’accord négocié par la Première ministre, Theresa May, avec l’Union européenne, les partisans des deux camps attroupés devant le palais de Westminster ont applaudi. Pour les uns, «brexiters durs», ce vote contre exprimait le refus du compromis et la promesse d’une sortie plus définitive de l’UE. Pour les autres, europhiles, il avait le mérite de ralentir le processus de sortie et d’ouvrir la porte à un second référendum que les sondages d’opinion prédisaient plus favorables au «remain». La joie bruyante des militants et supporteurs donnait ainsi sens à la convergence des votes négatifs des 248 députés travaillistes (sur 256) et des 118 députés conservateurs (sur 317), énième illustration du clivage occasionné par l’enjeu européen depuis… les années 50. Il est en effet nécessaire de resituer dans la longue durée le rapport des deux grands partis à la construction européenne, cet arrière-plan historique étant susceptible d’éclairer la position présente des travaillistes et des 118 conservateurs dissidents.

Le rejet de l’accord par les travaillistes ne se fonde pas sur un quelconque idéal européen que possède très peu Jeremy Corbyn, issu de l’aile gauche marxisante du parti et violemment hostile à la CEE «capitaliste» dans les années 70 de sa jeunesse. La motivation est d’abord de nature utilitariste : il s’agit de protéger les emplois en gardant des relations étroites avec le marché unique, et de pousser le gouvernement conservateur vers la sortie et provoquer de nouvelles élections. Conformément à l’histoire de son rapport à l’Europe.

C’est au nom de l’emploi et de la protection des travailleurs que le Labour a en effet successivement rejeté le plan CECA de 1950 puis la CEE des années 60-70 avec le slogan «Socialism in One Country», avant, à partir du congrès de septembre 1988, de soutenir l’UE mais pour les mêmes raisons sociales avec désormais le slogan «Social Democracy in One Continent» relooké par la fumeuse «troisième voie» blairiste. Et ce jusqu’au vote sur le Brexit de juin 2016 : «In for Britain», c’est-à-dire pour… les travailleurs et consommateurs. De la même façon, il a toujours utilisé l'«Europe» politiquement pour mettre en difficulté le gouvernement conservateur lorsque celui-ci était pro-européen (aux élections de 1974, 1983, 1987) ou pas assez (élections de 1992 et 1997). Le Labour reste marqué par ses origines de parti de classe ayant une conception purement instrumentale de l’Europe.

Ce qui est frappant avec le parti tory, c’est la continuité dans le temps d’une sensibilité hostile à l’intégration européenne se manifestant par un argumentaire immuable, un comportement factionnaliste et l’existence de personnalités clivantes. Illustrons-le avec trois moments importants de la construction européenne. C’est lors de la première candidature britannique au marché commun engagée en 1961 par le Premier ministre conservateur, Harold Macmillan, que s’est constitué un discours eurosceptique dont les composantes sont appelées à ne plus changer : crainte de perdre, dans une Europe intégrée, les avantages du libre échange offerts à une puissance commerciale mondialisée par son Commonwealth ; peur du déclassement d’une démocratie parlementaire historique au sein d’un ensemble fédéral et bureaucratique ; idéalisation corollaire d’un Etat-nation voué à un destin mondial par son exception constitutionnelle. Des thèmes portés alors par l’Anti-Common Market League (devenu Get Britain Out) et répétés durant toutes les années 60 dans les chroniques au Sunday Express  de l’historien A. J. P. Taylor, membre du parti et père spirituel d’Alan Sked, le futur fondateur du… Ukip.

Conséquemment, 50 députés conservateurs s’abstiennent (avec les travaillistes) lors du vote à la Chambre des communes le 4 août 1961… Dix ans plus tard, sous un autre gouvernement conservateur, celui d’Edward Heath, les négociations d’entrée dans la CEE sont soumises derechef à la critique virulente des partisans de «Get Britain Out», et ce en dépit des garanties en matière de souveraineté obtenues avec les Six, et la France de Georges Pompidou en particulier.

Rassemblant le même corpus libéral-souverainiste dans son fameux discours de Lyons de février 1971 et dont il tire un livre brûlot anti-CEE (The Common Market : the Case Against), le député conservateur Enoch Powell est le chef de file charismatique de la fronde des tories qui se manifeste par le vote de 41 députés (avec 242 travaillistes) contre l’adhésion le 28 octobre suivant et une mobilisation d’une fraction importante des élus du parti dans la National Referendum Campaign de 1975 sous le mot d’ordre : «Out and into the world». Un slogan repris par Theresa May au lendemain du 23 juin 2016…

Enfin, entre 1990 et 1997, sous un nouveau gouvernement conservateur (celui de John Major) qui cultive l’ambiguïté en ratifiant le traité de Maastricht tout en ménageant un compromis (un opt-out en matière sociale et monétaire) qui divise le parti, se développe une nouvelle fronde. Avec un argumentaire encore durci par les thèses ultra-souverainistes développées par le Bruges Group (référence au discours très antifédéraliste de Margaret Thatcher de septembre 1988) dont le vice-président Norman Lamont, chancelier de l’Echiquier jusqu’en 1993, prône ouvertement le retrait de l’UE dans son livre de 1995, Sovereign Britain.  84 députés conservateurs (sur 331), les «bastards» selon le doux mot de John Major, avaient alors exprimé un vote de défiance contre leur gouvernement.

Décidément, rien ne change chez les «little Englanders» tories, de l’époque d’Enoch Powell à celle du frondeur en chef d’aujourd’hui, Jacob Rees-Mogg, qui disait en juin à  Libération  qu’il refuserait un accord qui ferait du Royaume-Uni un  «Etat vassal»

Bernard Bruneteau, professeur de science politique à l’université Rennes-I.

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