L’échec de la politique de Poutine est lié à sa “vision mafieuse de l’Etat”

Le 11 mars à Moscou, Ilya Yachine et Vladimir Milov, deux des principaux opposants à Vladimir Poutine, ont présenté devant la presse leur dossier « Poutine : le bilan 2018 ». Les deux hommes appartiennent à la nouvelle génération des hommes politiques russes qui sont les héritiers de Boris Nemtsov, assassiné le 27 février 2015 à Moscou. Ilya Yachine, né en 1983, a été élu en 2017 député de la municipalité de Moscou. Vladimir Milov, né en 1972, a été le vice-ministre de l’énergie, en 2002, du gouvernement de Mikhaïl Kassianov. Il est l’un des membres de la plateforme d’opposition créée par Alexeï Navalny en décembre 2017, avant que celui-ci n’ait été empêché de se présenter à l’élection présidentielle. Tous deux sont les principaux responsables du mouvement politique Solidarnost créé en 2008.

Leur bilan des dix-huit années de pouvoir de Vladimir Poutine est sans appel. Ils expliquent que, entre 2000 et 2017, l’Etat russe a reçu une manne financière exceptionnelle de « 3,5 trillions de dollars » du fait des exportations de pétrole et de gaz à des tarifs sans précédent. Rappelons qu’un trillion correspond à un milliard de milliards, soit un 1 suivi de 18 zéros. Avec cette somme, les deux hommes expliquent que des dizaines de milliers d’écoles et d’hôpitaux auraient pu être construits et des centaines de milliers de kilomètres d’autoroute auraient pu être réalisés.

Politique extérieure catastrophique

A l’inverse, pendant cette période, des milliers d’écoles ont été fermées et le nombre d’enseignants a diminué d’un tiers. Il n’y a plus que 5 400 hôpitaux, contre 10 700 en l’an 2000. Et il n’existe toujours pas d’autoroute entre les deux principales villes du pays, Moscou et Saint-Pétersbourg. Yachine et Milov expliquent également que, depuis 2013, le revenu moyen mensuel des Russes est passé de 800 à 500 dollars, tandis que le PIB par habitant de la Russie est descendu à la 49e place dans le monde.

La politique extérieure de Vladimir Poutine est pour eux également catastrophique. Alors que la Russie, à la fin de l’ère Eltsine, faisait partie du G8 et était largement intégrée au sein de la communauté internationale au point de mener des négociations avec l’OTAN et l’Union européenne, dix-huit ans plus tard, le pouvoir russe est mis au ban de la communauté internationale et est empêtré dans des scandales à répétition.

Les auteurs mentionnent les sanctions qui frappent le pays en raison de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation du Donbass ukrainien. Ils reprochent également au Kremlin ses guerres inutiles en Géorgie ou en Syrie. On peut aisément ajouter d’autres scandales récents, comme l’affaire d’empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille Youlia, les soupçons sur l’implication du ministère des affaires étrangères russe dans un vaste trafic de cocaïne à partir de l’ambassade de Russie en Argentine, ou encore les dizaines de cyberattaques dans lesquelles sont impliqués des hackeurs russes. Celles-ci auraient touché des milliers d’entreprises et d’institutions dans le monde, jusqu’au Parlement allemand.

Pour les deux opposants russes, l’échec de la politique de Poutine est lié à sa « vision mafieuse de l’Etat ». Le président Poutine est devenu l’un des hommes les plus riches du monde et a créé un système de corruption généralisée qui bénéficie en premier lieu à sa famille et à son cercle de proches. Alors que, en 2000, il n’y avait pas un seul milliardaire en Russie, il y a aujourd’hui, selon le journal Forbes, 96 milliardaires russes en dollars. C’est ainsi que 10 % de la population contrôle 77 % de la richesse nationale russe. Ces chiffres recoupent ceux que l’universitaire américaine Karen Dawisha avait publiés dans Putin’s Kleptocracy (« la kleptocracie de Poutine ») en 2014. En février dernier, une vidéo présentée par Alexeï Navalny sur son site a montré le vice-premier ministre russe, Sergueï Prikhodko, sur le yacht d’un oligarque russe, Oleg Deripaska, propriétaire du géant de l’aluminium Rusal, en compagnie d’une call-girl et discutant des moyens de corrompre des figures politiques américaines.

Simulacre de démocratie

Les deux auteurs fustigent enfin l’absence de liberté d’expression en Russie. Cela est probablement la clé principale permettant de comprendre pourquoi les Russes ne se révoltent pas encore face au simulacre de démocratie mis en place par le Kremlin. En effet, il suffit aujourd’hui en Russie d’un message sur les réseaux sociaux hostile à l’annexion de la Crimée pour être envoyé pendant deux ans en prison.

Lorsque Alexeï Navalny organise des manifestations hostiles au régime, il est immédiatement arrêté et jeté en prison. Et lorsque Yachine et Milov ont voulu remettre leur rapport à la presse le 11 mars, ils ont dû s’excuser en expliquant que tout le tirage venait d’être saisi par la police. Celle-ci voulait vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une littérature extrémiste…

L’interdiction de toute véritable opposition permet de comprendre pourquoi Vladimir Poutine n’a pratiquement pas fait campagne, à part quelques interviews, deux films, une apparition de trois minutes à un rassemblement, une adresse au Parlement russe et un court voyage le 14 mars en Crimée. Car, malgré toutes les protestations internationales, les Criméens votent pour la première fois dans le cadre de la Fédération de Russie. Poutine a donc eu à cœur d’organiser ses services afin de pousser la population à voter pour lui. Le 18 mars, jour du scrutin, sera en effet le quatrième anniversaire de l’annexion illégale de la presqu’île ukrainienne.

Par Antoine Arjakovsky, historien. Il est l’auteur de « Voyage de Saint-Pétersbourg. Anatomie de l’âme russe » (Salvator, 2018, 192 pages, 20 euros).

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