L’éducation au cœur de la bataille culturelle turque

Dans un lycée religieux d’Ankara en 2014. Les élèves qui échouent au concours d’entrée des lycées publics sont désormais d’emblée inscrits dans une école d’imams et de prédicateurs. Photo Umit Bektas. Reuters
Dans un lycée religieux d’Ankara en 2014. Les élèves qui échouent au concours d’entrée des lycées publics sont désormais d’emblée inscrits dans une école d’imams et de prédicateurs. Photo Umit Bektas. Reuters

Quels parents turcs, électeurs de l’AKP (parti d’Erdogan) ou non, souhaiteraient que leurs enfants apprennent dans un cours de culture religieuse et de morale, obligatoire dans les programmes de l’enseignement primaire et secondaire, les crimes définis par la charia et le détail de leurs punitions : de l’amputation de la main ou du bras jusqu’à la loi du talion ou la lapidation ? Et quel serait le pourcentage de ces électeurs qui voudraient que les règles religieuses islamiques concernant les relations entre les personnes (mariage, divorce, polygamie, héritage) soient apprises par tous les enfants dans toutes les écoles, publiques comme privées, durant huit années scolaires ? Nous ne le savons pas.

Mais nous savons en revanche que le parti au pouvoir avance avec détermination dans son projet d’islamisation de l’espace public. Et que ces projets ne sont qu’un nouvel épisode de la guerre culturelle qui obsède la Turquie depuis un peu plus de cent ans. La politique éducative est au cœur de ce projet comme toujours dans les guerres culturelles. Alors Premier ministre, Erdogan avait annoncé dès février 2012 l’objectif de «former une génération pieuse». «Je parle d’une jeunesse moderne et pieuse», avait-il précisé, et il avait souligné les qualités attendues de cette nouvelle jeunesse : «J’ai le projet d’une jeunesse qui s’engage pour sa religion, sa langue, sa pensée, sa science, sa maison, sa chasteté, sa haine et son cœur.» A la suite de cette déclaration, trois cours optionnels de religion (la vie de Mahomet, la lecture du Coran, les connaissances religieuses de base) sont entrés dans le programme scolaire des collèges dès l’été 2012. Dans certains établissements, à défaut d’autres options, ces cours de religion sont devenus de fait obligatoires. L’étape suivante a été la substitution progressive des lycées «imam hatip» (pour la formation des imams et des prédicateurs) aux lycées publics classiques, avec l’inscription d’office dans les lycées d’imams et de prédicateurs pour les élèves ayant échoué aux concours d’entrée dans les lycées publics, plus sélectifs que les lycées religieux. Certes, seule une faible minorité des élèves de lycées religieux deviendront imams, mais la grande majorité aura reçu une éducation religieuse bien revendiquée. Bilal Erdogan, le fils de Tayyip Erdogan, dirige déjà depuis quelques années une fondation soutenue par des financements publics, chargée de promouvoir partout les écoles d’imams et de prédicateurs. En 2017, on compte déjà 1 408 lycées de ce type, et ils accueillent 517 000 élèves.

Nous venons d’apprendre par le quotidien Cumhuriyet que, à cause d’un changement du règlement du ministère de l’Education, le seuil minimal de population pour ouvrir un lycée d’imams et de prédicateurs dans une localité vient d’être abaissé de 50 000 à 5 000 habitants. Il est donc désormais possible d’ouvrir une école d’imams et de prédicateurs dans presque chaque quartier. Le président de l’AKP, et néanmoins président de la République, a renouvelé en février 2016 son objectif de former des générations pieuses, en soulignant qu’il avait «des projets pour les écoles d’imams et de prédicateurs» et que cela n’empêcherait pas son gouvernement «d’offrir des services aussi bien aux pieux qu’aux sans-religion». Ce rappel révèle une fois de plus le fond de sa pensée. Il qualifiait, en creux, comme «sans religion» tous ceux qui ne pratiquent pas avec une rigueur minimale les préceptes de la croyance sunnite, c’est-à-dire les alévis, ainsi que les croyants sunnites non pratiquants et, bien sûr, les athées ou les agnostiques. Ceux-là aussi ont le droit aux services publics, mais ont-ils autant de droits que les autres ? Le statut de «dhimmi» reconnu jadis par le droit canon islamique aux «gens du Livre» (monothéistes autres que musulmans) n’est-il pas en train de ressurgir sous une nouvelle forme ?

Il y a quelques semaines, nous avons aussi appris que les références à la théorie évolutionniste étaient supprimées dans le nouveau programme scolaire. Il s’agirait d’y introduire des unités d’enseignement dont j’ai évoqué le contenu au début de cette chronique. Si ce projet est mis en application, tous les enfants scolarisés en Turquie, à l’exception des enfants des familles chrétiennes ou juives (les dhimmis, donc), apprendront les principes des procédures pénales et civiles islamiques ainsi que les concepts de jihad ou de conquête.

Certaines familles entameront peut-être de nouveaux procès devant les tribunaux administratifs pour que leurs enfants soient dispensés de ces cours obligatoires en proclamant qu’ils ne sont pas musulmans sunnites mais «sans religion». En supposant qu’elles gagnent leurs procès et que l’administration de l’Education nationale daigne respecter le jugement des tribunaux, ces laïcs, comme on dit, auront acquis le statut de dhimmi comme les chrétiens et les juifs le sont de fait dans la République, laïque depuis toujours.

A la suite de la politique d’épuration ethno-religieuse poursuivie en Turquie depuis plus d’un siècle, les «non-musulmans», comme on les appelle dans la langue officielle et dans la langue courante, sont réduits à une poignée de personnes qui bénéficient, si l’on peut dire, de ce statut officieux de dhimmi. Mais un nouveau statut officieux de dhimmi commence à prendre forme dans le cadre de la guerre culturelle menée par les islamo-nationalistes. Il s’agit du statut de «dhimmi laïque». Le leader de l’AKP, en dirigeant personnellement la campagne de ce nouvel épisode de la guerre culturelle, essaye de resserrer toujours plus les rangs de ses partisans tout en proclamant régulièrement que «quiconque ne prend pas parti est voué à disparaître». Prendre parti pour lui, cela va sans dire.

Ahmet Insel, professeur émérite à l’université de Galatasaray, économiste, éditeur, journaliste et politologue. Auteur de la Nouvelle Turquie d’Erdogan, Paris, La Découverte, 2015. Une version de cet article a été publiée en turc dans le quotidien Cumhuriyet, le 27 juin.

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