L’Eglise orthodoxe russe occulte la société

L’Eglise orthodoxe russe occulte la société

De quelle influence l’Eglise orthodoxe jouit-elle en Russie et comment ses relations avec l’Etat et la société évoluent-elles ? Ces questions ont été au centre d’un vaste débat public qui a repris ces dernières années avec une nouvelle vigueur. L’image de l’Eglise persécutée par le pouvoir athéiste a vécu, c’est désormais le tour de l’Eglise en tant que partenaire idéologique du pouvoir russe. Les relations avec l’Etat ont été le point de départ des discussions sur la place de l’orthodoxie dans la Russie contemporaine. Pourtant, le sujet des débats est bien plus large : quel rôle l’Eglise va-t-elle jouer dans le destin historique de la Russie ? Avec quelle force et quelle conviction sa voix ­retentira-t-elle si elle n’est pas relayée par les médias gouvernementaux ?

La prospérité apparente de l’Eglise orthodoxe russe est évidente, mais elle ne dit rien de sa vie interne. De plus en plus souvent, des voix s’élèvent pour dire qu’après vingt-cinq ans de « renaissance », l’Eglise russe se retrouve paradoxalement dans une crise profonde tout à fait comparable à celle qu’elle a connue pendant la période soviétique ; le nœud du problème étant que la prédication de l’Evangile n’est pas au centre de ses multiples activités.

Bien sûr, ce point de vue a ses adversaires. Leur argument repose sur le fait que le patriarcat de Cyrille [Goundiaïev] représente une période exceptionnelle dans l’histoire de l’Eglise. Cyrille, intellectuel, prédicateur lumineux et diplomate expérimenté, prétend, non sans fondement, au rôle de chef spirituel de la nation. Il témoigne du respect envers l’aile conservatrice de l’Eglise, tout en poursuivant sans relâche un programme libéral de transformation de l’Eglise.

Une rencontre entre Cyrille et le pape

En huit ans de patriarcat, il a conduit une réforme majeure de l’administration touchant l’ensemble de l’Eglise, des paroisses et des monastères aux plus hautes autorités. Il est parvenu à négocier avec le gouvernement la mise en place du cours « Les fondements de la culture religieuse et de la morale laïque », qui constitue l’élément principal des « fondements de la culture orthodoxe ». En collaboration avec les autorités de Moscou, il a réussi à lancer un programme de construction de quelques centaines d’églises dans la capitale.

Par ailleurs, il a établi un certain nombre de règlements canoniques directement liés aux pratiques religieuses. A titre d’exemple, la pratique de la communion fréquente, qui, depuis de nombreuses années, avait été soutenue par les libéraux et durement critiquée par les conservateurs, a reçu l’approbation officielle non seulement du patriarche, mais aussi du synode des évêques. Enfin, le patriarche Cyrille s’est résolu à une rencontre historique avec le pape, qu’avait retardée à plusieurs reprises son prédécesseur, Alexis II, mort en 2008.

Mais sa réussite la plus frappante reste le succès de sa politique envers Vladimir Poutine. L’Eglise se délecte de ses excellentes relations avec le pouvoir. Le patriarche et le président se rencontrent régulièrement. En outre, les faiseurs d’image réussissent assez bien à créer l’image d’un président proche de l’Eglise et défenseur des valeurs traditionnelles. Il y a quelques années, le gouvernement a déclenché une poursuite pénale pour insulte aux sentiments religieux, et les orthodoxes ont appris à se sentir régulièrement offensés afin d’exercer une influence, notamment sur les projets culturels financés par l’Etat. La loi anti-missionnaire, adoptée il y a un an avec les lois antiterroristes de Mme Iarovaïa, peut théoriquement être utilisée à l’encontre des orthodoxes, mais les autorités ne l’appliquent aujourd’hui que contre les radicaux islamiques et les communautés protestantes. Les avocats du Patriarcat de Moscou soutiennent la loi.

Un « christianisme sans Christ » ?

De son côté, le patriarche Cyrille a aidé le président à élaborer une nouvelle idéologie et à consolider, sinon la nation, tout du moins son élite politique. Il a suggéré au Kremlin d’utiliser deux concepts, celui de « monde russe » et celui de « valeurs traditionnelles ». Ces deux concepts ont été formulés par le Conseil mondial du peuple russe, sous la direction de celui qui était à l’époque le métropolite Cyrille. Si le premier concept est assez vite passé d’un instrument de « soft power » à un assommoir impérial et n’est pratiquement pas utilisé actuellement, les « valeurs traditionnelles » ont constitué un élément majeur de la politique du troisième mandat de Poutine. Pourtant, dans le débat qui tourne autour de l’Eglise orthodoxe, la question ne porte pas sur les réussites concrètes. Dans quelle mesure l’Eglise reste-t-elle l’Eglise, si elle ne met pas au premier rang la vie spirituelle mais les calculs politiques et la rentabilité ? L’unique mode historique d’existence de l’Eglise orthodoxe russe dépend-il réellement de la loyauté de son alliance avec l’Etat ?

L’étroite coopération entre l’Eglise et l’Etat dans la dernière décennie a produit un assemblage d’idées singulier, orné de symboles orthodoxes et de terminologie ecclésiastique, mais portant dans le même temps un caractère profondément laïque, idéologique, une sorte de religion civile post-soviétique. Bien entendu, le gouvernement doit se façonner une nouvelle identité, et se passer de l’aide de l’Eglise est compliqué. Toutefois, l’Eglise s’expose à une menace, l’avènement d’un « christianisme sans Christ », évoqué il y a bientôt cent trente ans par le Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov, de Dostoïevski. S’adressant au Christ, le Grand Inquisiteur dit : « Nous avons corrigé ton œuvre et nous l’avons fondée sur le miracle, le mystère et sur l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau. »

Les nombreux kilomètres de file d’attente pour voir de saintes reliques et d’autres objets sacrés apportés en Russie de l’étranger sont révélateurs de l’exploitation par l’Eglise de la soif de miracle qui habite une partie significative des Russes. Ce n’est pas un hasard si, année après année, ceux qui, dans les enquêtes, se considèrent comme orthodoxes (de 60 % à 70 % de la population de la Russie) sont dix fois plus nombreux que ceux qui fréquentent régulièrement l’église (de 5 % à 7 %). Le mystère dont parle le Grand Inquisiteur, c’est notamment l’ignorance générale en matière de foi, qui tient au manque de catéchèse et à l’absence de solide formation théologique.

En 2016, on a posé aux orthodoxes de Russie cette question directement liée à la compréhension du dogme de la Trinité : « Laquelle de ces affirmations vous paraît-elle juste : “le Saint-Esprit procède du Père et du Fils” ou “le Saint-Esprit procède du Père” [cette divergence reflète la querelle du Filioque, qui est à l’origine de la séparation des Eglises d’Orient et d’Occident, en 1054] ? » La réponse fut sidérante : 69 % ont choisi la réponse « du Père et du Fils », et seuls 10 % ont répondu correctement. Et ce, malgré le fait que le sentiment anticatholique soit assez fort chez les orthodoxes et alimente la rhétorique anti-occidentale de la propagande gouvernementale.

Le refus de toute critique

Enfin, la glorification du patriarche et l’interdiction officieuse de toute critique relèvent avant tout d’une lutte pour l’autorité, étant précisé que l’autorité de l’Eglise s’entend comme l’autorité personnelle des hiérarques, qui calquent leur avis sur celui de l’Eglise. Cette autorité est perçue comme extrêmement sécularisée : le niveau de consommation chez les évêques, les higoumènes des monastères et les prêtres de riches paroisses devrait être le même que chez les fonctionnaires de même rang. Mais le patriarche n’a eu aucune réaction face au scandale de l’achat par un jeune évêque d’un modeste diocèse d’une jeep très chère pour son utilisation personnelle. Il existe un consensus tacite : un évêque doit pouvoir vivre dans l’opulence.

En revanche, vous ne trouverez pas de brillants sermons ou d’articles théologiques écrits par des évêques de l’Eglise russe, la majeure partie d’entre eux ne se sentant pas du tout concernés. Leur tâche, c’est la gestion, la levée de fonds. Certains prêtres ont reconnu que l’impôt informel de l’Eglise prélevé annuellement par les paroisses dans les diocèses, et plus loin dans la patriarchie, a été multiplié par 8 au cours du patriarcat de Cyrille.

Il y a un mois, j’ai relevé sur ma page Facebook quelques fautes du patriarche Cyrille en Ukraine. En particulier, j’ai évoqué deux prêtres bien connus pour leurs positions pro-russes qui, peu après Maïdan [un mouvement révolutionnaire pro-européen en 2014, qui s’est terminé dans un bain de sang après l’assaut des forces spéciales ukrainiennes, pro-russes], se sont retrouvés nommés par le patriarche dans les meilleures paroisses de Moscou. De telles nominations, la majorité des prêtres moscovites originaires d’autres régions n’en auraient même pas rêvé. A la lecture de mon post sur les réseaux sociaux, l’un de ces prêtres m’a traité de « fasciste libéral » et a déclaré qu’il me refuserait la communion si je venais à lui en sa cathédrale. Refuser délibérément de donner la communion en raison de divergences politiques : le cas n’est plus exceptionnel. Il y a quelques années, un prêtre de Moscou a refusé la communion à l’historien Andreï Zubov, qui avait dénoncé la décision du Kremlin d’annexer la Crimée.

Je suis convaincu que, comme toute institution, l’Eglise a besoin de critiques. Mais la hiérarchie ecclésiastique en Russie refuse les discussions embarrassantes : tous ceux qui se permettent de la critiquer se voient taxés de dissidents ou d’ennemis de l’Eglise, même s’ils ne sont pas des athées ou des anticléricaux ; ils sont préoccupés par la réduction de l’orthodoxie à une religion civile. Les évêques agissent comme on pouvait s’y attendre : fréquenter le pouvoir permet d’occulter la société. Le seul problème, c’est qu’une telle Eglise nous promet un avenir peu enviable.

Sergueï Chapnin est chercheur associé à l’université d’Innsbruck, en Autriche. Ancien rédacteur en chef du magazine officiel de l’Eglise orthodoxe russe, « Le Journal du Patriarcat de Moscou », il a également été maître de conférences à la faculté de théologie de l’université orthodoxe Saint-Tikhon. Traduit du russe par Isabelle Chérel.

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