Lehman Brothers : dix ans après la faillite, dix leçons

La saga Lehman Brothers touche enfin à sa fin, dix ans après une faillite retentissante qui restera comme le point d’orgue de la crise financière de 2007-2009. Sur les 1 200 milliards de dollars (1 030 milliards d’euros) d’actifs financiers en litige juridique après la faillite de Lehman, il n’en reste que 4. Alors, que nous enseigne vraiment la faillite de la banque d’affaires ? Je propose de retenir dix leçons.

Commençons par le contexte de la grande crise. La première leçon est que (presque) toutes les crises financières graves sont des crises immobilières. Ce fut vrai au Japon comme en Scandinavie, aux Etats-Unis et en Espagne. L’endettement adossé à l’immobilier, commercial ou résidentiel, est fondamentalement dangereux parce qu’il concentre les risques macroéconomiques.

La deuxième leçon est que les acteurs financiers s’endettent trop quand l’économie va bon train ; les investisseurs sont optimistes et les prêteurs peu regardants. Le rôle principal du régulateur est de surveiller les taux d’endettement. C’est heureusement dans ce domaine qu’on a fait le plus de progrès, notamment en renforçant les exigences en fonds propres des banques.

Troisième leçon : Lehman n’était que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La crise aurait eu lieu avec ou sans la faillite. L’accumulation des créances immobilières douteuses et l’endettement extrême des ménages avaient créé un château de cartes qui ne pouvait que s’écrouler. Il ne sert à rien de repasser le film en boucle en se disant « si seulement… ». Il est bien plus utile de s’appliquer à diminuer les vulnérabilités fondamentales.

De mauvaises leçons…

Quatrième leçon : les risques se matérialisent rarement là où on les attend. Dans le cas de Lehman, on a beaucoup parlé des produits dérivés (swaps, CDS, etc.). En fait, ils ne sont responsables ni de la faillite ni de la complexité des procédures de résolution. En revanche, la contagion via les fonds monétaires a joué un rôle important. Dans le cas d’American International Group (AIG), les prêts de titres, largement situés hors du radar des régulateurs, ont engendré la moitié des pertes.

Cinquième leçon : une crise est une opportunité précieuse qu’il ne faut pas gâcher. La régulation internationale – sur les fonds propres, les procédures de résolution, etc. – a plus progressé en cinq ans après Lehman que les vingt années précédentes. Le soufflé est maintenant retombé : bon an mal an, il nous faudra vivre avec ces régulations.

Sixième leçon : beaucoup s’empressent de tirer de mauvaises leçons de la crise, souvent par maladresse, parfois par malveillance. Ainsi, l’Europe, traumatisée par la crise financière, a d’abord décidé qu’il fallait sauver les banques, littéralement coûte que coûte. Le fardeau des dettes bancaires a été sanglé sur le dos des contribuables, « pour éviter un nouveau Lehman ». Cette mauvaise idée a heureusement fait long feu, grâce, notamment, aux efforts du superviseur unique et du conseil de résolution.

Septième leçon : les banques occidentales ont perdu leur position dominante. Elles restent importantes dans le système financier, mais elles n’occupent plus la place centrale qu’elles avaient avant la crise. Les flux de capitaux internationaux ont baissé de moitié. Les profits bancaires ont fortement et durablement diminué. Les nouveaux acteurs – fintech, néobanques – apportent une concurrence bienvenue pour les consommateurs.

Huitième leçon : le système financier pivote vers l’Asie. Globalement, les encours de dette (ménages, entreprises et Etats) ont augmenté de manière relativement modérée : ils représentaient 213 % du PIB mondial en 2008 et 236 % en 2017. Mais la Chine à elle seule représente un tiers de la croissance des dettes mondiales. Alibaba (Ant Financial) et Tencent (WeChat) innovent plus que les fintech américaines.

Hausse des populismes

Les deux dernières leçons portent sur l’économie politique. Ce sont les plus difficiles et les plus incertaines.

La neuvième leçon confirme une régularité historique déjà établie : les crises financières sont en général suivies par une hausse des populismes, notamment d’extrême droite. En ce sens, Trump et Orban ne sont pas des aberrations.

La dixième et dernière leçon est aussi la plus incertaine. Que faire, pendant une crise, si en éteignant l’incendie on sauve aussi le pyromane ? La réponse raisonnable est : tant pis, on ne va tout de même pas laisser le système financier s’écrouler, et avec lui l’économie et l’emploi, juste pour le plaisir de punir quelques banquiers. C’est le point de vue qu’ont adopté, sur les conseils d’économistes, les régulateurs et les hommes politiques.

Mais cette réponse n’est pas vraiment satisfaisante. De fait, les citoyens sont prêts à payer, dans une certaine mesure, pour que justice soit faite. Il faut tenir compte de cette aspiration fondamentale. La démocratie exige un système où les individus restent responsables de leurs actes, où les coupables sont punis, même si cela impose un coût économique. Il faut que Lehman puisse faire faillite sans qu’on en parle encore dix ans après…

Thomas Philippon est professeur de finance à la Stern School of Business de l’université de New York. Il est, en France, membre du collège de supervision de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), et, aux Etats-Unis, membre du comité consultatif de la Réserve fédérale de New York et du comité des risques de marché de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC, l’autorité de régulation des Bourses de matières premières). Il a été conseiller du ministre de l’économie et des finances Pierre Moscovici en 2012-2013.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *