L’Empire allemand de 1871, des enseignements pour l’Europe d’aujourd’hui?

La crise financière grecque et celle que provoque l’afflux massif de migrants mettent en évidence les faiblesses des structures et des mécanismes de décision européens inadaptés à la complexité et à l’urgence de telles situations.

Les membres de l’Union continuent de raisonner prioritairement en fonction de leurs intérêts nationaux, que ce soit vis-à-vis de Bruxelles ou de leurs partenaires. L’Union ne peut parler d’une seule voix, et cela la prive du rôle que pourrait lui assurer son poids économique et démographique sur la scène internationale. Force est de constater que l’intégration de l’Europe s’est arrêtée en chemin. La dernière étape reste à réaliser, celle de la mise en place d’institutions supranationales prévalant dans un certain nombre de domaines sur les souverainetés nationales.

Malheureusement, le désir d’Europe a tellement décliné qu’aucune pression populaire sur des gouvernements empêtrés dans leurs difficultés nationales ne pousse à une telle réalisation.

Il est intéressant dans ce contexte de se pencher sur la création, il y a moins de cent cinquante ans, de l’Empire allemand, dernière étape des unifications nationales européennes (à l’exception de celle, provisoire, de la Yougoslavie). Le deuxième Reich fondé le 18 janvier 1871 à Versailles est formé des 25 Etats allemands, royaumes, grands-duchés, villes libres et autres, qui lui ont abandonné la plus grande partie de leurs prérogatives dans les domaines militaires et diplomatiques tout en les conservant en matière d’éducation, de finances et de police. Les particularismes locaux restent vivaces mais, à partir des années 1890, ils s’effacent devant le développement unificateur d’un nationalisme agressif et revendicateur nourri par la croissance économique et la conviction que l’Allemagne, dernière venue dans la course coloniale, n’a pas «la place au soleil» qui lui revient.

Les processus d’unification allemand et européen présentent des similitudes, mais aussi des différences. Ils sont tous deux le fruit de la guerre: dans le premier, elle forge l’unité par «le fer et le sang» à l’occasion des victoires contre l’Autriche et contre la France; dans le second, la volonté d’intégration trouve sa source dans les horreurs du deuxième conflit mondial et la détermination de ne plus les revivre. Les effets de ces événements sur l’ordre international divergent en revanche: l’Empire allemand, par son poids militaire et économique et l’imprévisibilité de Guillaume II, crée de nouveaux risques pour l’équilibre des puissances.

La construction européenne se veut pacifique, elle cherche à assurer une paix durable, la prospérité économique et à redonner sa fierté à une région saignée à blanc par la guerre, traumatisée par la chute de ses empires et humiliée par sa dépendance à l’hégémonie américaine.

Une deuxième similarité tient à l’importance du facteur économique dans le mouvement d’unification: l’union douanière d’une part, le Zollverein, le Marché commun d’autre part favorisent non seulement la croissance, mais ils préparent l’unification politique, réussie pour l’Allemagne, en attente pour l’Europe.

C’est cependant principalement dans les liens entre politique, économie et population que l’on peut identifier, au-delà de la même obligation de mettre en place des structures au niveau de la nouvelle entité, quelques distinctions fondamentales. Ces relations, dans l’Empire allemand, sont marquées par la contradiction entre un processus de modernisation économique très rapide qui contraste avec les valeurs et les comportements d’une société demeurée largement prémoderne.

Celle-ci a, dans une large mesure, abandonné à l’élite gouvernementale la faculté de la représenter. Aucun contrepoids n’est donc en mesure de corriger la politique de prestige nationaliste et impérialiste de Guillaume II et de son gouvernement.

L’Union européenne est confrontée à un autre type de problème. Contrairement à l’Empire allemand qui, au-delà de ses diversités, parle une même langue et jouit de structures décisionnelles incarnées par un empereur et un chancelier munis de pouvoirs étendus, l’Europe ne possède pas la même cohérence en termes linguistiques ou de niveaux de vie; surtout, elle ne dispose pas d’un système de prise de décision qui lui donnerait sur la scène internationale une personnalité propre. Elle ne forme qu’un agrégat de nations dont les politiques restent tributaires de leurs intérêts spécifiques. La remarque d’Henry Kissinger reste plus que jamais d’actualité: «A qui téléphoner quand je veux parler à l’Europe?» L’Europe, acteur économique important, mais politiquement impuissant.

Quels enseignements tirer de cette brève comparaison entre l’Empire allemand et l’Union européenne? Dans les deux cas, il s’agit de constructions qui doivent organiser la répartition des pouvoirs entre deux niveaux, (Empire-Etats allemands/Union-Etats nationaux), définir où des politiques communes sont nécessaires, les élaborer et susciter l’adhésion des peuples à ces projets.

S’il réussit dans cette démarche, l’Empire allemand échoue finalement en raison du manque de maturité politique de ses citoyens. L’échec n’est pas tellement dû à l’absence de démocratie, car le Reich est une monarchie constitutionnelle où le parlement joue un rôle important; il ressortit davantage à l’incapacité des Allemands à exister face à un système dont ils ont si bien intériorisé les valeurs qu’ils sont incapables de s’opposer aux dérives aventureuses qu’entraîne sa Weltpolitik. Les citoyens ont troqué leurs droits contre les mirages d’une politique de grandeur; de ce fait, ils sont demeurés des sujets.

L’Europe, elle, n’a pu, pour l’instant du moins, transcender ses particularités par des institutions et l’instauration d’un gouvernement supranational qui lui conféreraient une personnalité distincte de celle de ses membres et qu’exprimeraient des politiques militaires, diplomatiques, économiques communes. Les Européens, face à une Union dans laquelle ne souffle plus l’enthousiasme que procure un projet clair et mobilisateur, se sont repliés sur leurs prés carrés; l’Europe s’est arrêtée à mi-parcours; le politique a cédé le pas au bureaucratisme, les citoyens se sont détournés.

L’Europe, dans une configuration où aujourd’hui comme hier l’Allemagne est la puissance dominante, n’existera que si elle parvient, comme Bismarck l’a fait en 1871, à déplacer vers le haut, dans certains domaines, la souveraineté exercée par les Etats membres.

Une telle réussite implique de remettre le politique à la première place et dans ce cadre à prendre réellement en compte les citoyens européens. Et pour cela, ils doivent non seulement pouvoir s’exprimer, et pas seulement par le truchement de leurs représentants nationaux, sur les affaires européennes, mais il faut encore qu’ils le veuillent. Aux gouvernements de leur réinsuffler ce désir d’Europe qui seul soulèvera les montagnes.

Et pour conclure, cette question naïve: ne serait-ce pas le modèle suisse, fédéraliste et porteur de droits pour les citoyens, qui représenterait la meilleure synthèse entre l’Empire allemand et l’Union européenne et permettrait d’achever (pas dans l’optique blochérienne) le projet européen?

Pierre Aepli, expert international dans le domaine de la sécurité.

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