La plupart des commentaires traitent de la renonciation de Benoit XVI comme d'un "tournant historique" pour l'Eglise romaine. Selon le point de vue pris sur cet événement rarissime, on souligne la "désacralisation" de la fonction pontificale qu'induit la décision trop humaine consistant, pour un pape, à prendre sa retraite. Ou bien l'on marque, en sens inverse, la sagesse qui anime un pontife suffisamment humble et responsable pour reconnaître qu'il n'a plus la force de porter sa charge. Par delà ces évaluations contradictoires, il ne fait pas de doute que le choix inattendu de Benoît XVI pose à l'Eglise catholique, sans échappatoire possible, la question de sa gouvernabilité.
La question émerge aujourd'hui en pleine lumière, mais c'est en réduire la portée que de l'associer seulement à la décision d'un pape âgé, fatigué et bouleversé par les tourmentes qui ont marqué son règne. Elle se pose, en réalité, depuis le moment où l'Eglise, rompant avec l'enfermement intransigeant auquel l'avait conduit son rejet global du monde nouveau issu de la Révolution française, a choisi d'entrer en dialogue avec un monde auquel elle voulait adresser un message de sens. Un tel tournant, opéré au Concile Vatican II, ne valait pas, à beaucoup près, acceptation des idéaux de la modernité. Mais il impliquait une considération positive des aspirations et des attentes d'une société que l'institution romaine savait ne plus pouvoir réunifier sous sa tutelle spirituelle directe.
Le rêve intransigeant de la reconquête catholique du monde, conduite par une Eglise pensée comme une armée rassemblée derrière son chef, a gouverné, pendant un siècle, la vision que l'institution romaine avait d'elle-même. En substituant à ce rêve l'idéal d'un témoignage évangélique porté par une Eglise définie comme "Peuple de Dieu", le Concile réhabilitait en même temps les sources collégiale et synodale de l'autorité dans l'Eglise. Dans ce nouveau modèle d'ecclésialité, chaque église locale, chaque communauté, était appelée à trouver les voies et moyens de ce témoignage dans les conditions concrètes de son insertion sociale, sous la responsabilité de son évêque, au sein d'une communion dont l'évêque de Rome restait et devait rester le garant.
La furieuse polarisation qui dressa l'un contre l'autre le camp de ceux qui s'engageaient avec enthousiasme dans cette voie nouvelle et celui de ceux qui entendaient faire prévaloir le modèle hiérarchique et exclusivement personnel du pouvoir supposé conforme à "l'Eglise éternelle", a tué dans l'œuf la mise en œuvre concrète qu'appelait l'intuition centrale du Concile en matière de gestion de l'autorité. Paul VI – qui condamna avec la même rigueur la dérive intégriste et les expérimentations des communautés de base inspirées par la théologie de la libération – usa son pontificat à tenter de conjurer l'éclatement de l'institution, sans parvenir à donner au modèle conciliaire l'assiette organisationnelle qui aurait fait prendre corps à l'idéal rénové d'une communion ecclésiale compatible avec la reconnaissance de la pluralisation de l'institution.
L'inertie des structures romaines a eu sans doute autant de poids que les frilosités théologiques dans le désajustement croissant entre l'appareil ecclésial, les attentes diverses et contradictoires des communautés, et la réalité d'un monde emporté, à vitesse accélérée, dans une spirale du changement qui, sur tous les fronts, plaçait en porte à faux l'Eglise, son discours, ses normes, son organisation et ses pratiques de l'autorité.
La figure d'un pape monarque gouvernant seul et d'en haut un corps ecclésial supposé homogène a été emportée dans le même mouvement. Il est devenu impossible, depuis le sommet romain, de tenir tous les fils d'une Eglise confrontée à la fois à la sécularité montante du monde occidental, à la disparité croissante des situations des églises nationales et au choc de la concurrence religieuse à l'échelle planétaire. Il est devenu de moins en moins plausible de compenser par une centralisation idéologique et disciplinaire renforcée la dissémination des communautés détachées de l'armature d'une civilisation paroissiale définitivement moribonde.
Les redistributions de la division du travail religieux induites par l'amenuisement du corps clérical, et l'autonomisation d'individus croyants portés à faire prévaloir leur souci d'authenticité personnelle sur les exigences institutionnelles de la conformité ont fait le reste. La mort du pape Jean-Paul Ier, écrasé sous la charge après quelques semaines de pontificat, peut être lue, de ce point de vue, comme une sorte de parabole. "L'Eglise, écrivait Michel de Certeau, était un corps, elle est devenue un corpus."
Les deux derniers papes, chacun à leur manière propre, se sont employés à conjurer le péril de dislocation qui mine le corps ecclésial. Mais ils l'ont fait, l'un et l'autre, en travaillant à une relégitimation de la centralité pontificale, hors de laquelle aucun des deux ne pouvait penser l'unité de l'Eglise.
Jean-Paul II, servi par une personnalité flamboyante et une histoire personnelle hors norme, a joué sans frein la recharge charismatique de sa fonction. Il a, à travers voyages et grands rassemblements, mis en scène une Eglise réunie par l'adhésion émotionnelle des fidèles à la personne d'un guide capable de convertir la marginalisation culturelle du discours catholique en audace prophétique.
Des appels à abandonner toute peur qui marquèrent les débuts de sa prédication jusqu'au témoignage muet de la déréliction donné par la fin de sa vie, le pape polonais a pris physiquement en charge la remobilisation affective d'une Eglise en proie au doute, en même temps qu'il bétonnait, sur le terrain doctrinal et disciplinaire, le socle des certitudes qu'il se donnait pour charge de défendre contre la vague montante d'un "relativisme" jugé délétère.
La recharge du sentiment d'appartenance a indiscutablement porté des fruits dans les rangs des fidèles catholiques travaillés par les incertitudes du temps. Elle n'a conquis ou reconquis à l'Eglise que ceux qui s'y reconnaissaient déjà. Et elle en a silencieusement éloigné tous ceux qui aspiraient à faire valoir, à l'intérieur même de ce monde d'incertitudes, non pas le dernier mot d'une réponse catholique, mais la fragilité d'un questionnement chrétien.
Au risque d'une comparaison peu favorable pour lui avec la force d'entraînement et le brio médiatique de son prédécesseur, Benoit XVI a consacré ses efforts, non sans grandeur, à la réhabilitation rationnelle du discours chrétien dans la culture contemporaine. On a beaucoup parlé de son investissement théologique comme d'un indicateur de sa difficulté d'endosser la fonction pontificale. On peut penser, au contraire, qu'il n'a pas moins cherché que Jean-Paul II à refonder celle-ci. Mais il l'a fait sur le terrain qui était le sien : celui de l'enseignement. Un terrain qui, in fine, l'a laissé seul.
La logique commune aux deux trajectoires éclaire la fin différente que chacune a connue. Aller jusqu'au bout de ses forces fut, pour le pape charismatique devenu mutique, une façon de dire la disproportion humaine de la tâche qu'il s'était assignée. Choisir de se retirer est, pour le pape-docteur, l'expression rationnelle du constat d'un échec. Face aux défis de la pluralisation interne et externe qui disqualifie le système centralisé et resté monarchique du pouvoir romain, aucune recharge venue d'en haut ne peut reconstruire l'Eglise comme un corps.
Redonner toute sa place à la collégialité que Vatican II appelait de ses vœux est probablement aujourd'hui la seule voie permettant de retisser l'unité de l'Eglise romaine et de refonder la primauté de l'évêque de Rome comme garant de la communion des églises locales. Il y faut, comme condition nécessaire, que le pape cesse d'être le seul évêque dans l'Eglise.
Danièle Hervieu-Léger, sociologue.