Les adolescents russes descendus dans la rue doivent être pris au sérieux

Les manifestations contre la corruption, qui se sont déroulées dans les grandes villes de Russie dimanche 26 mars et se sont soldées par des centaines d’arrestations, ont surpris les observateurs. Depuis plusieurs mois, l’attention internationale se focalise presque exclusivement sur le Kremlin et son locataire, sur ses manœuvres géopolitiques, sur ses ingérences dans les affaires intérieures des démocraties occidentales, sur ses interventions militaires à l’étranger.

Cette focalisation sur le sommet de la verticale conduit à oublier les dynamiques d’une société russe en mouvement, apte à la transformation et à la critique. Les jeunes qui sont descendus dans les rues de Moscou nous invitent ainsi à quitter l’observatoire du Kremlin pour regarder les acteurs de la société russe.

En Russie, les jeunes qui voteront pour la première fois lors de l’élection présidentielle de 2018 sont nés en 2000, date de la première élection de Vladimir Poutine à la présidence russe. Ce sont donc des «Putin Natives» sous perfusion «patriotique» permanente depuis leur plus jeune âge grâce aux programmes d’éducation financés par les autorités qui multiplient la pédagogie conservatrice à grands renforts de références à la «Grande Guerre patriotique» et à la victoire de 1945, qui valorisent le sens de l’«honneur», de la «dignité», du «sacrifice de soi» lors des cérémonies officielles retransmises dans les principaux médias publics. Mais ces jeunes Russes de 2017 sont aussi des «digital natives» scolarisés et éduqués, particulièrement novateurs dans leur usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est une jeunesse qui s’informe grâce aux nouvelles technologies dans un contexte de fort développement de l’accès à Internet et s’approprie les dernières innovations et applications dans un environnement plus diversifié que le contexte occidental. En Russie, la concurrence des applications russes et américaines en ligne (Google contre Yandex ; Facebook contre VKontakte…) contribue à la diversification du paysage internet. Si les médias traditionnels sont fermement acquis à la ligne officielle, les jeunes ne regardent plus guère la télévision ou la presse papier. Ils ont accès à l’information par l’intermédiaire du Web et des réseaux sociaux et disposent de références médiatiques alternatives et dynamiques sur l’ensemble du territoire russe. Ils ont aussi conscience des usages sécuritaires et de surveillance de ces mêmes outils en ligne et veillent à limiter leurs traces numériques sur le Web. Enfin, ces adolescents descendus dans la rue le 26 mars sont souvent des «urban natives» adeptes d’une culture soucieuse de bien-être moral et physique, qui pratiquent volontiers le végétarisme, le yoga, la bicyclette et, pour nombre d’entre eux, se soucient d’un mode de vie sain, renonçant au tabac et à l’alcool.

Ce sont ces jeunes manifestants qui criaient d’abord «Honte ! Honte !» à l’attention des policiers qui poussaient les protestataires dans les paniers à salade dimanche dernier. Ils criaient «Honte !» aussi aux responsables politiques accusés de mentir et d’enfreindre leurs propres injonctions patriotiques. Familiers des mèmes et des vidéos qui tournent en spirale sur les réseaux sociaux, ils ont pu visionner les remarquables réalisations médiatiques de l’équipe Navalny, fruit de ses enquêtes sur la corruption parmi les élites. La vidéo sur la corruption du Premier ministre Medvedev illustre à merveille l’hypocrisie de dirigeants qui s’enrichissent tout en appelant la population au sacrifice. Les baskets flambant neuves du Premier ministre, achetées sur une plateforme en ligne qui a permis à ses détracteurs de retrouver la piste de ses réseaux de financements opaques, sont devenues le symbole de cette insolente ostentation des dirigeants russes. Et c’est ce terme de honte (pozor en russe) qui au fond permet aux manifestants de mettre en lumière l’hypocrisie de l’injonction patriotique à la dignité et au sacrifice de soi bafouée par leurs propres dirigeants.

Ces jeunes ont peu d’appétence pour l’engagement dans les partis politiques, ce qui alimente souvent la thèse de leur passivité, voire de leur cynisme. Ils manifestent pourtant un intérêt pour les engagements civiques hors des contraintes institutionnelles comme l’ont montré les manifestations de dimanche et les mobilisations de proximité qui agitent sporadiquement les quartiers ou les villes russes. Les mobilisations observées le 26 mars font écho par bien des aspects aux mobilisations contre les fraudes électorales de 2011-2012, caractérisées par un fort engagement civique mais aussi une grande méfiance à l’égard de la politique institutionnelle et des partis. Cette mise à distance peut permettre la constitution de coalitions politiques souvent contre-intuitives, allant des sympathisants communistes aux nationalistes radicaux en passant par les libéraux démocrates.

Dans un contexte politique fermé où, depuis 2003, les partis d’opposition ne sont plus représentés à la Douma, il est difficile d’identifier les repères idéologiques des jeunes qui manifestent. La démocratie représentative a depuis longtemps vécu en Russie. Lors des dernières élections législatives, en septembre 2016, la participation a été particulièrement basse (autour de 30 % des électeurs se sont déplacés) et les jeunes singulièrement absents des bureaux de vote. Leurs préférences politiques restent pour l’heure assez imprécises.

Cependant, leur mobilisation contre la corruption vient nous rappeler que, derrière les discours ressassés sur le néosoviétisme, l’obsession pour la cyberguerre froide, la géopolitique de la méfiance, la société russe est en mouvement, insérée dans les dynamiques transnationales de jeunesses aptes aussi au changement. Si Poutine et Le Pen donnent l’illusion d’un ordre autoritaire qui monte imperturbablement à travers l’Europe, les manifestants montrent que l’appétence conservatrice et autoritaire n’est pas la seule issue offerte à la jeunesse russe. La critique est toujours possible et les mobilisations de ces jeunes qui réclament leur place dans l’espace public doivent être prises au sérieux.

Françoise Daucé, maître de conférences à l'université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand

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