Les ambivalences de la « nouvelle Turquie »

C’est par un jour précédant une nuit de pleine lune que les Turcs sont allés aux urnes pour élire pour la première fois leur président de la République au suffrage universel. Pourtant ce n’est pas un vote de lunatiques et de fanatiques qui a fait élire Recep Tayyip Erdogan, avec 52 % des suffrages, à la tête de l’Etat. Les élections se sont déroulées dans une atmosphère calme, sans incident majeur, dimanche 10 août.

Cela dit, la société turque, loin d’être apaisée, est psychologiquement plus que jamais clivée. Le triomphe de M. Erdogan est célébré par les uns, surtout ces nouvelles classes moyennes qui doivent leur ascension sociale au gouvernement islamo-conservateur de l’AKP, tandis qu’il est appréhendé par les autres, incertains sur l’avenir des libertés.

De quoi se méfie-t-on ? S’agit-il d’un leader qui est resté trop longtemps au pouvoir et devenu de plus en plus autoritaire dans son mode de gouvernance ? Ou de l’islam politique et de sa stratégie du détournement de la république laïque ? Il devient de plus en plus difficile aussi bien dans les conversations privées que dans les débats publics de distinguer les analyses des traits de caractère psychologiques de M. Erdogan, désormais le président élu de la Turquie.

PRENDRE LA PLACE D’ATATÜRK

S’il n’y a pas eu de surprise dans cette élection, les enjeux restent élevés quant à l’avenir de la République et sa transmutation. « Une nouvelle Turquie » avec « l’homme du peuple » ont été les slogans les plus utilisés pendant la campagne de M. Erdogan. Ces expressions indiquent une visée de rupture avec le passé, mais aussi le souhait de prendre la place d’Atatürk(Mustafa Kemal), le père des Turcs. M. Erdogan ne cache pas son désir de refonder une deuxième République et emprunte la même trajectoire qu’Atatürk avait choisie pour lancer la guerre d’indépendance nationale.

La République turque fondée par Mustafa Kemal en 1923 avait remplacé les élites cosmopolites ottomanes par les nouvelles élites nationalistes des Jeunes Turcs inspirées des idéaux de la Révolution, notamment la laïcité et le jacobinisme français. Quatre phobies ont contraint la République à s’accommoder de la démocratie : le fondamentalisme islamique, le nationalisme kurde, la mémoire du génocide des Arméniens et le libéralisme politique nécessitaient un ordre autoritaire maintenu par l’armée.

AMBIVALENCE DÉMOCRATIQUE

Les deux visions de la société, l’une fondée sur le républicanisme élitiste, l’autre sur la participation démocratique, s’affrontent jusqu’à nos jours. Une République plus inclusive, renonçant à l’assimilation culturelle, reconnaît le pluralisme ethnique et confessionnel dans le cadre de l’Etat de droit, et définit les enjeux démocratiques de l’agenda. L’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 et l’ouverture des négociations de la candidature turque avec l’Union européenne (UE) en 2005 marquent les deux étapes majeures dans l’agenda des réformes, tout en ayant des effets antinomiques. C’est en effet par une coïncidence ironique de l’histoire que la Turquie demande son adhésion à l’UE au moment où un parti islamiste s’empare du pouvoir à Ankara.

L’élection présidentielle n’a fait qu’approfondir la même ambivalence démocratique. D’un côté, cette élection étend la participation démocratique. De l’autre, la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme peut conduire à un régime arbitraire, voire islamiste.

DÉPASSEMENT DES CLIVAGES TURCS ET KURDES

On s’inquiète alors que la « nouvelle République turque » se dote de l’héritage autoritaire de la République kémaliste moins la laïcité. Les nouvelles élites islamistes succéderont au pouvoir des élites laïques, en quête d’hégémonie sur l’orientation de l’Etat comme sur l’interprétation de l’islam. La Turquie, qui, à la différence de l’Iran, se présente comme un modèle de cohabitation entre les séculiers et les musulmans, une interface entre les valeurs européennes et celles de l’islam, risque ainsi de renoncer à cet héritage pluraliste et de virer dans une direction plus monolithique.

L’élection a indiqué la perte de l’hégémonie du kémalisme. L’émergence de deux candidats inattendus témoigne d’une nouvelle configuration aussi bien post-kémaliste que post-islamiste. Dans une République qui avait opprimé et nié les identités ethniques, un candidat kurde se trouve parmi les trois candidats au scrutin. Selahattin Demirtas s’adresse à l’ensemble de la société, rassemblant plutôt la gauche et les Kurdes. Il n’obtient pas plus de 10 % des votes, mais il est déjà considéré comme le gagnant de ces élections. Il a réussi à se distinguer comme un acteur de l’avenir, porteur d’une nouvelle voix de l’opposition aussi bien au sein des classes urbaines à l’ouest du pays que dans des villes à majorité kurde. Sa candidature témoigne du dépassement des clivages turcs et kurdes.

 UNE NOUVELLE OPPOSITION

Le deuxième candidat présenté conjointement par le Parti républicain du peuple (kémaliste) et le Parti d’action nationaliste (ultranationaliste), Ekmeleddin Ihsanoglu, est loin d’être conforme au profil des élites laïques. Ancien directeur de l’Organisation de la conférence islamique, M. Ihsanoglu, diplomate plus qu’homme politique, est dans la lignée des élites conservatrices religieuses. Pourtant, il a représenté un antidote à l’islamisme populiste de M. Erdogan et à sa politique de polarisation. On ne lui prédit pas un avenir politique, mais sa candidature a mis fin à une opposition entre la laïcité et les musulmans croyants.

LE RISQUE DU DESPOTISME

L’élection a révélé les limites de l’islam politique et les nouveaux enjeux de la démocratie autour de la République. Le désir pour une « nouvelle Turquie » risque d’entraîner le pays dans le sillage des pays émergents et de partager leurs traits communs, à savoir la personnalisation du pouvoir et le capitalisme primitif de copinage. En pensant que l’on crée du nouveau, on peut succomber au despotisme oriental. L’ingénierie islamique de la société ne peut que mener à une rupture avec les multiples héritages civilisationnels de la Turquie et à l’aplatissement de la vie sociale. Si la République permet et garantit l’existence des différents courants politiques, la concurrence entre mémoires et la visibilité aux minorités actives, alors le défi de la démocratie peut être levé. Un défi adressé aux démocraties des pays aussi bien émergents qu’anciens, au-delà de la Turquie.

Par Nilüfer Göle, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

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