Les Arabes veulent des chefs qui résistent à George Bush, par Amr el-Choubaki

Par Amr el-Choubaki, chercheur au Centre d’études politiques et stratégiques du Caire (LE FIGARO, 14/09/06):

On évoque souvent la façon dont le 11 Septembre a changé les États- Unis. Nettement moins, en revanche, la façon dont la guerre contre le terrorisme a bouleversé le Moyen-Orient. Cette guerre a-t-elle apporté la paix et la démocratie dans la région et le monde ? Si ce n’est pas le cas, existe- t- il une chance pour que la future administration américaine en tire un enseignement ? L’une des erreurs commises avec la guerre contre le terrorisme fut la façon dont les États-Unis ont défini le problème. Ils ont développé une vision étroite du terrorisme, axée sur les problèmes de sécurité, conjuguée à une idée simpliste de la démocratie. L’Administration américaine considère les groupes terroristes comme des bandes de voyous méritant d’être combattus jusque dans les montagnes afghanes et les plaines d’Irak, ou jetés dans les cellules de Guantanamo. L’Administration américaine croit également que lesdits « méchants » devraient être remplacés par de nouveaux dirigeants, qu’il serait loisible de parachuter avec les troupes dépêchées en Afghanistan ou en Irak.

Une telle approche oublie que la démocratie est avant tout un processus. Le seul moyen de la promouvoir, c’est d’encourager et d’exhorter les gouvernements du Moyen-Orient à mettre en oeuvre de vraies réformes politiques et sociales.

Les États-Unis, en l’occurrence, ont presque fait l’inverse, spécialement en Irak. Ainsi, les Américains ont- ils raté l’occasion d’insuffler dans la région un authentique esprit démocratique. Les États-Unis ont démantelé l’appareil d’État irakien et désorganisé le pays. La désorganisation de l’armée et le démantèlement des institutions étatiques furent de nature à créer le vide à la tête de l’État.

L’intervention américaine contre le régime de Saddam Hussein n’était pas une simple bataille politique et militaire, elle a revêtu une dimension sociale et doctrinale. L’éradication des anciennes institutions donna le sentiment d’être dirigée contre l’ « élite politique sunnite ». es relations se sont dégradées entre les chiites et les sunnites en Irak. Mais je ne souscris pas à la « théorie du complot » , très en vogue chez les intellectuels arabes, et selon laquelle les Israéliens et les Américains avaient travaillé pendant des décennies à la division de cette région. Je crois, au contraire, que la situation irakienne relève plutôt de graves erreurs commises par l’Administration américaine dans sa conduite de la guerre. Des erreurs similaires ont été commises dans la gestion américaine des crises palestinienne et libanaise. Les Américains n’ont pas été capables de faire la distinction entre le terrorisme engendré par al-Qaida et ses affidés, et les mouvements de résistance armée comme le Hezbollah, le Hamas, le Djihad islamique, le Front populaire de libération de la Palestine ou les Brigades des martyrs al-Aqsa du Fatah. Ces derniers sont des mouvements de résistance, quoi que l’on puisse penser de leurs méthodes.

Les États-Unis et Israël continuent d’amalgamer résistance et terrorisme. Ils refusent de reconnaître les raisons qui poussent les mouvements de résistance à s’engager sur la voie de la violence. Ils refusent d’admettre que le Hamas combat pour une raison évidente : l’occupation israélienne. Américains et Israéliens ne veulent y voir qu’une question de sécurité liée – et seulement liée – à la guerre contre le terrorisme. Aussi refusent-ils de reconnaître le droit politique et social à l’existence de groupes comme le Hezbollah et le Hamas, alors que ceux-ci offrent de l’espoir aux populations arabes.

Ces populations arabes ne veulent pas voir leurs dirigeants obéir aux injonctions américaines. Elles ne sont pas non plus disposées à entendre la rhétorique insipide de régimes baasistes comme l’ancien pouvoir irakien ou celui qui règne aujourd’hui sur la Syrie. Elles n’en peuvent plus de ces régimes qui « combattent » avec leur rhétorique, tout en opprimant leurs peuples. Ces populations arabes attendent de leurs hommes politiques qu’ils s’imposent sur la scène internationale et notamment face à l’Administration américaine. Elles veulent une classe politique à l’image de celle qui émerge en Amérique latine, où les électeurs ont porté au pouvoir des politiciens de gauche dans plus d’un pays pour faire entendre leur voix contre l’hégémonie américaine.

Les mouvements de la gauche démocratique ou arabo- musulmans ont-ils une chance de pouvoir s’exprimer pacifiquement contre la politique américaine ? La réponse est non ! L’Administration Bush refuse de prendre en considération l’émotion et la signification politique de telles protestations. Comme l’opinion arabe veut manifester, elle soutient les groupes islamiques qui symbolisent l’opposition et la résistance.

La tentation de bâillonner les protestations islamiques est dangereuse. Cette attitude risque de faire basculer la région d’une ère de résistance vers une ère de violence où des groupes terroristes – éventuellement comparables à al- Qaida – émergeront.

Heureusement, la résolution 1701 des Nations unies n’adhère pas exactement à la vision israélo-américaine de la guerre contre le terrorisme. L’adoption d’une position israélo- américaine dans la guerre contre le Hezbollah aurait pu transformer le Liban en nouvel Irak – une catastrophe pour la région, Israël et les États-Unis.

Le Moyen- Orient est devenu une zone à haut risque au cours des cinq dernières années. Les attaques terroristes dans la région et dans le monde ont beaucoup plus augmenté après l’occupation de l’Irak qu’après la première guerre du Golfe. es actes de terrorisme ne prendront fin qu’avec la disparition des causes qui les ont engendrés. Pour y mettre fin, Israël doit se retirer des Territoires occupés, la communauté internationale doit appliquer avec plus d’équité les lois internationales, et les régimes arabes doivent être poussés dans la voie de réformes crédibles. Nous avons besoin d’un environnement local et international susceptible d’encourager les islamistes modérés à considérer la démocratie comme un idéal, un objectif.

La guerre contre le terrorisme peut réussir, mais elle a un prix politique. Jusqu’à présent, ni Israël, ni les États-Unis, ni les régimes arabes, ni le moindre mouvement islamique n’a voulu payer ce prix. Quand les États-Unis manifesteront la volonté de payer ce prix, l’opinion arabe ne s’en prendra plus aux échecs américains et les aidera de son mieux. Les Arabes ont besoin d’être sûrs que la victoire sur la violence, sur la terreur, leur apportera la démocratie, la justice et le développement.