Les armes chimiques, c’est le pas de trop qui justifie des frappes en Syrie

Faut-il intervenir en Syrie? Pour l’ancien président de Médecins sans frontières, aujourd’hui professeur à Sciences Po Paris, «avec l’arme chimique, un palier a été franchi, qui appelle une réaction».

Vous étiez opposé à l’intervention de l’ONU en Libye. Pourquoi êtes-vous favorable aux frappes ciblées des Occidentaux en Syrie?

Rony Brauman: Ni les justifications ni les objectifs ne sont les mêmes qu’en Libye. J’étais d’ailleurs partisan d’un recours militaire en Libye tant que la menace d’un massacre de la population de Benghazi me semblait crédible. C’est quand j’ai constaté que cette menace était inventée pour justifier une entrée en guerre de l’OTAN destinée à renverser le régime que j’ai condamné cette intervention. La situation syrienne est totalement différente. Les faits sont avérés, et ils embarrassent plus qu’ils n’arrangent les dirigeants occidentaux, qui s’en seraient bien passés. Il existe une incertitude résiduelle sur l’origine des gaz organo-phosphorés employés, mais tout converge pour incriminer la responsabilité du régime de Bachar el-Assad. Avec l’arme chimique, un palier a été franchi, qui appelle une réaction.

Pourquoi le meurtre par arme chimique serait-il plus répréhensible que la tuerie de masse par bombardement?

Parce que c’est l’arme de l’épouvante. Elle est indétectable, surgit d’on ne sait où, elle n’est destinée qu’à semer la terreur, alors que les armes classiques visent le plus souvent à gagner des positions stratégiques. La souffrance physique est à la fois immense et indétectable. Si elle ne change pas l’ordre de grandeur des tueries, elle représente un saut qualitatif dans la conduite de cette guerre.

Même si les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie et Chine) ne sont pas d’accord, alors qu’ils l’étaient au moment du conflit libyen?

Oui, on peut s’affranchir du Conseil de sécurité de l’ONU. Les précédents ne manquent pas! Le tort de Kadhafi a été de se fâcher avec tout le monde. Car la «responsabilité de protéger» ne s’applique en pratique qu’à ceux qui n’ont pas de protecteurs puissants. Ailleurs, en Birmanie ou en Israël, les auteurs d’exactions ont des parrains qui les mettent à l’abri des sanctions. Il y aura un prix politique à payer, sans doute, avec de fortes tensions au Conseil. Mais l’enjeu, poser le tabou de l’emploi d’armes chimiques, en vaut la peine.

Que peuvent changer à la situation des «frappes symboliques» et limitées?

Cette intervention ne changera pas le cours de la guerre. Elle ne protégera pas la population, elle ne transformera pas le cadre politique et stratégique de ce conflit épouvantable. Les Etats-Unis et leurs alliés n’ont pas l’intention d’entrer dans une opération longue, dont les coûts militaire, politique et financier seraient inassumables. Renverser le régime contribuerait à créer un vide que rempliraient les plus radicaux, et notamment les djihadistes du Front Al-Nosra, ce que personne ne veut.

L’intervention ne sera-t-elle que symbolique?

Je crois qu’on ne peut en attendre raisonnablement plus, mais les symboles ont leur importance en politique. D’ailleurs, je ne crois pas que les Syriens dans leur ensemble souhaitent que le pouvoir de Damas soit renversé par des étrangers. Mais ce sera l’occasion de remettre en question l’ensemble des arsenaux nucléaires, bactériologiques (NBC) et chimiques. Et pas seulement au Moyen-Orient ou parmi les dictatures. Car il y en a aux Etats-Unis, en France et en Grande-Bretagne! La jurisprudence que l’on peut attendre d’une telle intervention concerne les NBC en général. On ne peut «punir» le régime syrien tout en se réservant le droit de détenir les mêmes armes. C’est la leçon, je l’espère, que l’on tirera de cette intervention, si elle a lieu.

François Hollande a-t-il eu raison d’invoquer le concept de «responsabilité de protéger»?

Non, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit, chacun le sait bien. De plus, cette «responsabilité de protéger» est un concept infrapolitique, totalement inopérant: elle se fonde sur une scène mythique mettant aux prises un méchant pouvoir et une innocente population civile, bien loin du monde réel. Je suis attaché à la défense des droits de l’homme, mais contre le «droit-de-l’hommisme», c’est-à-dire la réduction de la politique aux droits de l’homme. Invoquer la responsabilité de protéger, comme l’a fait le président français, est un abus de langage, une tromperie, car on ne va protéger personne dans cette affaire.

En dépit de cet usage que vous jugez déplacé, la position de la diplomatie française n’en demeure-t-elle pas juste?

Non. Laurent Fabius, depuis plus d’un an, adopte une posture ultraradicale, écartant toute possibilité de négocier avec les parties prenantes. Que la France soutienne une coalition de la rébellion syrienne, très bien. Mais qu’elle décide – sans en avoir les moyens, d’ailleurs – qu’El-Assad et l’Iran ne pourront pas faire partie de la négociation est stupide. Une telle posture n’aurait de sens que si l’on pouvait imposer nos choix, ce qui n’est pas le cas. Laurent Fabius fait preuve d’un absolutisme moral à peu de frais mais non sans conséquences, puisqu’il encourage de facto les groupes les plus radicaux, opposés à toute négociation.

Etes-vous déçu par la tournure prise par les Printemps arabes?

Le climat n’est certes pas réjouissant en Syrie, en Egypte et même en Tunisie. Mais il faut redonner ses lettres de noblesse à la lutte politique et pacifiste. Bachar el-Assad est condamné à moyen terme. Mais il faut néanmoins négocier avec lui. La révolution, ce n’est pas le passage comme par magie de la barbarie à la démocratie. La «responsabilité de protéger» suggère aussi que, sous la gangue dictatoriale, percerait une fleur démocratique qui ne demandait qu’à s’épanouir. Comme si la démocratie existait à l’état natif, naturel, et qu’elle ne demandait qu’à éclore une fois tombées les dictatures… Il faut accepter que c’est à l’échelle d’une génération que se joue une révolution, et non d’une saison, fût-elle printanière.

Rony Brauman, professeur à Sciences Po et ancien président de Médecins sans frontières.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *