Les aspirants tyrans d’aujourd’hui ont retenu la leçon de 1933

Le 27 février 1933, le siège du Parlement allemand brûle, Hitler jubile et l’ère nazie commence. Hitler, qui vient tout juste d’être nommé chef du gouvernement, légalement et démocratiquement constitué à l’issue des élections législatives de novembre 1932, profite de l’occasion pour changer le système. Il exulte : « Nous serons sans pitié. » ; « Quiconque se mettra en travers de notre chemin sera massacré. »

Le lendemain, sur le conseil et les pressions d’Hitler, le président allemand signe un décret « pour la protection du peuple et de l’Etat », qui prive tous les citoyens allemands de leurs droits fondamentaux, comme les libertés d’expression et de réunion, et les expose à des « détentions de sûreté ». Une semaine plus tard, le parti nazi, qui a présenté l’incendie comme le début d’une immense campagne de terreur menée par la gauche, remporte une victoire décisive aux élections parlementaires. Les milices nazies, ainsi que la police, commencent alors à arrêter les opposants politiques et les internent dans des camps de concentration. Peu après, le nouveau Parlement fait passer une « loi habilitante », qui autorise Hitler à gouverner par décret.

Plus tard, le régime nazi s’est encore servi d’une supposée menace terroriste contre les Allemands, en invoquant un imaginaire complot juif international. En 1938, après cinq années de persécution, l’Etat allemand commence à déporter les juifs. Le 27 octobre de la même année, la police allemande arrête près de 17 000 juifs polonais et les déporte de l’autre côté de la frontière.

Un jeune homme, Herschel Grynszpan, envoyé par ses parents à Paris, reçoit une carte de sa sœur désespérée qui lui apprend que sa famille a été expulsée de Pologne. Il achète un revolver, se rend à l’ambassade d’Allemagne et tire sur un diplomate allemand. C’est pour lui un acte de revanche, contre les souffrances infligées à sa famille et à son peuple. Mais les propagandistes nazis en firent une preuve du complot juif mondial et de la campagne de terreur qui allait s’abattre sur l’ensemble du peuple allemand. Joseph Goebbels l’utilisa comme prétexte pour lancer l’opération connue sous le nom de Nuit de cristal, un pogrom étendu sur tout le territoire qui fit des centaines de morts.

L’incendie du Reichstag montre avec quelle rapidité une République moderne peut se transformer en un régime autoritaire. Bien sûr, l’état d’exception n’est pas une nouveauté. Les pères fondateurs américains savaient bien que la démocratie qu’ils mettaient en œuvre serait toujours susceptible de tomber aux mains d’un nouveau tyran saisissant l’occasion d’événements dramatiques pour justifier la suspension de nos droits.

Comme l’a joliment formulé le quatrième président des Etats-Unis, James Madison (1751-1836), la tyrannie naît toujours de « quelque urgence favorable ». Ce qui est nouveau, néanmoins, avec l’incendie du Reichstag, c’est l’utilisation du terrorisme comme catalyseur de changement de régime. Aujourd’hui encore, nous ignorons qui a mis le feu au Reichstag : l’anarchiste solitaire exécuté par les nazis ou, comme le suggère la récente étude de Benjamin Hett, les nazis eux-mêmes. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que cet incendie a servi de prétexte pour éliminer toute opposition.

En 1989, soit deux siècles après que notre Constitution a été promulguée, l’homme qui est désormais notre président écrivait : « Les libertés civiles prennent fin quand notre sécurité commence à être attaquée. » A ce moment-là, pourtant, la quasi-totalité du monde occidental semblait connaître une période d’expansion, à la fois des libertés et de la sécurité. L’année 1989 a été une année de libération : les régimes communistes explosaient partout en Europe de l’Est et de nouvelles démocraties étaient établies. Mais cette vague de démocratisation n’a pas résisté à l’ombre scintillante de l’incendie du Reichstag. Les aspirants tyrans d’aujourd’hui ont retenu la leçon de 1933 : les actes terroristes, qu’ils soient vrais ou faux, provoqués ou accidentels, peuvent être une bonne occasion de signer l’arrêt de mort de la démocratie.

Vladimir Poutine et les Tchétchènes

La Russie, qu’admire tant Donald Trump, en est le meilleur exemple. Quand Vladimir Poutine est nommé président du gouvernement en août 1999, cet ancien officier du KGB n’est alors crédité que de 2 % d’intentions de vote en vue de la présidentielle. Mais un mois plus tard, des bombes explosent dans des immeubles d’habitation à Moscou et dans d’autres villes russes, faisant plusieurs centaines de morts et semant partout la terreur.

De nombreux éléments laissent penser à une opération du FSB, successeur du KGB ; certains de ses officiers sont pris la main dans le sac par leurs collègues, mais ne sont pas poursuivis. Un parlementaire russe a même annoncé l’une de ces attaques « terroristes » plusieurs jours avant que la bombe n’explose. Mais Poutine accuse les terroristes musulmans, lance une guerre en Tchétchénie et devient populaire.

Trois ans plus tard, lors de la prise d’otages du théâtre de la Doubrovka à Moscou, les forces spéciales ont libéré un gaz chimique qui a causé la mort de centaines de personnes. Poutine s’est alors servi de la couverture négative de l’opération dans les médias pour justifier le contrôle de la télévision. En 2004, après le massacre de Beslan, lorsque des terroristes tchétchènes ont occupé une école et tué de nombreux parents et enfants au cours d’une violente confrontation avec les forces russes, Poutine décide d’abolir l’élection directe des gouverneurs régionaux. Voilà comment le gouvernement russe actuel s’est construit.

Une fois établi un régime autoritaire, la menace terroriste peut être utilisée pour durcir la répression ou pour en faire la promotion à l’étranger. En 2013 et 2014, les médias russes diffusaient des rapports hystériques sur une prétendue menace terroriste ukrainienne pendant que l’armée russe se préparait à combattre et, de fait, engageait une guerre en Ukraine.

En 2015, la Russie lançait une cyberattaque contre la chaîne de télévision française TV5 Monde, en se faisant passer pour un groupe appartenant à l’organisation Etat islamique, et diffusait des messages de menace apparemment destinés à encourager les Français de voter pour le Front national, parti qui fut soutenu financièrement par la Russie (et dont la leader, Marine Le Pen, accédera très probablement au second tour de la présidentielle). En 2016, médias et diplomates russes se livraient à une vaste campagne de désinformation en Allemagne, soutenant, malgré les démentis de la police, que des réfugiés avaient violé une jeune fille d’origine russe, et ce, certainement encore, dans le but de prêter main-forte à l’extrême droite allemande.

L’utilisation de menaces terroristes, réelles ou imaginaires, afin d’établir ou de consolider des régimes autoritaires, est de plus en plus fréquente aujourd’hui. En Syrie, le client de la Russie Bachar Al-Assad s’est servi de la présence de l’Etat islamique pour présenter toute opposition à son gouvernement comme « terroriste ». Et le président américain admire les méthodes de Poutine, comme celles d’Assad. En Turquie, Erdogan a instrumentalisé la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 – qu’il a qualifié de « terrorisme soutenu par l’Occident » – pour justifier l’arrestation de dizaines de milliers de juges, d’enseignants, d’universitaires, et pour appeler à la tenue d’un référendum au printemps, qui pourrait bien lui conférer de nouveaux pouvoirs extraordinaires au détriment du Parlement et du système judiciaire.

« Terreur islamique radicale »

Il n’y a que des aspirants tyrans pour déclarer que « les libertés civiles prennent fin quand notre sécurité commence à être attaquée ». Au contraire, des leaders soucieux de préserver l’Etat de droit trouvent d’autres façons de parler des menaces terroristes réelles ; ils ne les inventent certainement pas, pas plus qu’ils ne cherchent délibérément à les rendre plus graves qu’elles ne sont.

De ce point de vue, la riposte de l’administration Bush aux attaques du 11 septembre 2001 n’a peut-être pas été aussi terrible qu’elle aurait pu l’être. Qu’on ne se méprenne pas : le 11-Septembre a bien été utilisé pour justifier l’extension de l’espionnage par la NSA et la torture de détenus étrangers. Il a aussi servi de prétexte fallacieux à l’invasion irréfléchie de l’Irak, qui a causé la mort de centaines de milliers de personnes, répandu le terrorisme à travers l’ensemble du Moyen-Orient, a mis fin au « siècle américain ». Mais, au moins, l’administration Bush n’a-t-elle pas prétendu que l’ensemble des musulmans étaient responsables, et elle n’a pas non plus cherché à changer les règles de base du jeu politique aux Etats-Unis. Si elle l’avait fait, et si elle y était parvenue, nous vivrions déjà à l’heure qu’il est dans un pays post-démocratique.

Quand on connaît l’histoire de la manipulation de la terreur, on est capable de déceler les signes de danger, et on s’apprête à réagir. Il est déjà inquiétant que le président des Etats-Unis dénigre la démocratie alors qu’il ne cache pas son admiration pour les marchands de peur étrangers. Il est aussi préoccupant qu’un gouvernement évoque des attaques terroristes qui n’ont jamais eu lieu, ni à Bowling Green ni en Suède, au moment où il bannit les citoyens de sept pays qui n’ont jamais été impliqués dans une quelconque attaque aux Etats-Unis.

Il est alarmant de constater que dans la série catastrophique des décisions politiques prises par ce gouvernement – le décret présidentiel antimusulmans, le choix de Steve Bannon comme principal conseiller politique, la brève coopération de Michael Flynn en tant que conseiller à la sécurité nationale, la proposition de déplacer l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem – se dégage à chaque fois un élément commun : la stigmatisation et la provocation des musulmans. Dans ses discours comme dans ses actes, l’administration Trump a exagéré la « terreur islamique radicale », rendant « l’urgence favorable » dont parlait James Madison de plus en plus probable.

C’est au gouvernement que revient la tâche d’assurer à la fois la liberté et la sécurité. Si nous avons à affronter encore une attaque terroriste – ou ce qui semble être une attaque terroriste, ou ce que le gouvernement appelle une attaque terroriste –, c’est l’administration Trump qui sera tenue responsable de notre sécurité. Alors, dans ce moment de peur et de deuil, quand le pouls de la politique risquera soudainement de s’emballer, il faudra aussi être prêts à se mobiliser pour nos droits constitutionnels. Le feu du Reichstag a longtemps servi de modèle aux tyrans ; il doit aujourd’hui servir d’avertissement aux citoyens. C’est avec l’incendie du Reichstag qu’Hannah Arendt dit avoir « cessé de croire possible d’être un simple spectateur ». Mieux vaut le comprendre maintenant, plutôt que d’attendre de voir monter les flammes.

Timothy Snyder, professeur d’histoire à l’université Yale. Il est notamment l’auteur de « Terre noire. L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter » (Gallimard, 2016). Ses travaux sur le XXe siècle cherchent à dépasser la périodisation traditionnelle pour développer une analyse géographique des massacres de masse en se concentrant sur l’Europe de l’Est. Il insiste par ailleurs sur la reproductibilité de la Shoah. Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria.

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