Les attaques contre la BCE ne visent pas la bonne cible

Toutes les décisions particulières d’une banque centrale peuvent naturellement être critiquées et contestées. Mais un mémorandum signé par d’anciens banquiers centraux et publié le 4 octobre sur le site Bloomberg a mis en cause radicalement toute la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne (BCE) au cours des dix dernières années. Je suis en désaccord avec cette critique. Là où sont identifiés exclusivement des éléments négatifs, je vois succès, continuité, défis sans précédent et, enfin, une vraie question sur les limites de la politique monétaire.

En premier lieu, depuis sa création [en 1998], la BCE a donné aux Européens la stabilité des prix – 1,7 % d’inflation moyenne annuelle sur vingt ans – mieux que les banques centrales nationales avant l’euro (à titre d’exemple, l’inflation moyenne annuelle pour le deutschemark était de 2,9 % durant les quarante ans précédant l’euro, et le franc était lui-même moins stable). Dans la même période de vingt ans, la croissance par tête a été dans la zone euro très légèrement inférieure mais du même ordre de grandeur qu’aux Etats-Unis.

Résilience remarquable de l’euro

En second lieu, l’euro et la zone euro ont fait preuve d’une résilience remarquable grâce aux décisions audacieuses prises par la BCE entre 2007 et aujourd’hui – en particulier l’octroi de quantités illimitées de liquidités, l’acquisition ciblée de valeurs du Trésor des cinq pays (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne et Italie) attaqués par la spéculation (le Securities Markets Program, SMP), la dissuasion de la spéculation potentielle grâce aux opérations monétaires sur titres (OMT), l’assouplissement quantitatif.

Depuis l’année 2007, début de la crise des subprimes, aucun des douze pays qui l’avait rejointe au début n’a quitté la zone euro, pas même la Grèce, et sept nouveaux Etats ont rejoint l’euro, seconde monnaie mondiale. Enfin, le soutien populaire à l’euro est plus élevé que jamais. Dans la dernière enquête Eurobaromètre publiée au mois d’août, 76 % des citoyens de la zone euro approuvaient la monnaie unique (70 % en France, 81 % en Allemagne). La stabilité des prix n’y est pas pour rien. Si tous ces succès ne sont pas dus à la BCE, qui devrait en avoir le crédit ?

Il y a bien une continuité entre l’objectif de prix d’aujourd’hui et celui du début de l’institution. La BCE avait défini la stabilité des prix comme une augmentation des prix inférieure à 2 %. Entre 1999 et 2003, les anticipations d’inflation à moyen terme ont oscillé entre 1,7 % et 1,9 %. C’est la raison pour laquelle la BCE a qualifié sa décision de 2003 – « moins de 2 %, mais proche de 2 % » – de « simple clarification ». L’objectif étant d’ancrer les anticipations d’inflation à moyen terme à environ 1,7 %-1,9 %, il doit y avoir, maintenant comme avant, des périodes pendant lesquelles l’inflation est soit supérieure, soit inférieure à ce niveau.

Le fait que toutes les décisions de la BCE sont prises par une majorité au conseil des gouverneurs en assure naturellement la continuité. Cela est vrai en particulier des décisions non conventionnelles de politique monétaire prises sous ma présidence et sous celle de mon successeur, Mario Draghi [dont le mandat de président de la BCE arrive à son terme le 31 octobre]. Ces décisions ont rencontré des critiques sévères pour moi-même hier, et pour Mario Draghi aujourd’hui. A titre d’exemple, quand j’étais président, deux de mes collègues du conseil des gouverneurs de la BCE ont démissionné pour exprimer leur désaccord…

Bien que souvent nécessaires, les mesures de politique monétaire non conventionnelles peuvent avoir et ont des conséquences négatives. Ce qui conduit à trois questions. Est-il normal qu’il y ait des débats difficiles au sein du conseil des gouverneurs sur certaines de ces mesures ? Les banques centrales portent-elles la responsabilité des taux d’intérêt réels extrêmement bas et de l’inflation anormalement basse ? Que se serait-il passé si les banques centrales n’avaient pas pris ces mesures ? La réponse à la première question est oui : le débat est parfaitement légitime. La réponse à la deuxième question est non : les banques centrales n’ont pas créé elles-mêmes les anomalies observées. La réponse à la troisième question est que, faute de mesures, la situation eût été pire.

La balance des éléments positifs et négatifs associés aux décisions a été globalement positive. S’agissant de l’assouplissement quantitatif, il n’est pas exact de dire, comme le suggère le mémorandum de Bloomberg, que, selon un large consensus, il n’aurait plus d’impact positif sur la demande interne. S’agissant des taux d’intérêt, il n’y a pas de travaux empiriques qui suggéreraient que la BCE en est au point où les conséquences négatives domineraient clairement. La plupart des études suggèrent enfin qu’au cours des dernières années la croissance réelle et l’inflation ont été supérieures à ce qui aurait été observé sans ces mesures.

Les effets négatifs existent bien cependant, et appellent eux-mêmes non seulement des contre-mesures macroprudentielles, mais encore des changements plus profonds : la situation n’est pas durable. Les économies des pays avancés et la zone euro ont besoin de l’implication des autres partenaires publics et privés. La BCE remplit ses obligations, mais ne peut supporter seule tout le poids d’une situation anormale.

L’inflation reste anormalement basse

Par exemple, en dépit d’une politique monétaire extrêmement accommodante, la zone euro présente un surplus important de sa balance de paiements courants (environ + 3,5 % du PIB, à comparer à − 2,5 % aux Etats-Unis), ce qui suggère que les autres dimensions de la politique économique sont anormalement restrictives. Le chômage est encore élevé dans la zone euro tout entière. Enfin, même dans les économies très compétitives au plein-emploi, l’inflation reste anormalement basse. Or, les économies à niveau insuffisant de compétitivité-coût ne peuvent accepter de perdre encore plus de compétitivité au sein de la zone : leurs inflations nationales doivent donc être en dessous de celles des économies compétitives qui fixent de facto un plafond pour leur inflation nationale.

Pour alléger le lourd fardeau qui pèse sur la Banque centrale européenne, trois facteurs me paraissent essentiels : la pleine utilisation de leur capacité budgétaire dans les économies qui possèdent des marges de manœuvre, des réformes structurelles courageuses dans tous les pays pour augmenter leur croissance potentielle et, enfin, une croissance plus dynamique des traitements et salaires dans les économies qui sont au plein-emploi.

Les attaques contre la BCE ne visent pas la bonne cible. Ces critiques seraient mieux inspirées de s’appliquer aux autres dimensions de la politique économique dont sont responsables les institutions européennes, les gouvernements et les Parlements nationaux, sans oublier le secteur privé.

Jean-Claude Trichet est ancien président de la Banque centrale européenne.

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