Les Britanniques peuvent-ils vraiment se passer du continent ?

L’anthropologue Karl Pearson (1857-1936), inventeur du fameux « coefficient de corrélation », outil de base de la statistique, fit cette remarque, à propos de restes humains mis au jour sur les champs de bataille de la guerre de Cent Ans, que rien n’était plus éloigné du crâne d’un combattant anglais que celui d’un Français.

Si l’on est en quête d’une explication du Brexit, le retrait britannique de la Communauté européenne enclenché le 29 mars par l’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne, celle-ci vaut toutes les autres : une preuve de plus que les Britanniques n’ont rien à voir avec l’Europe !

C’est de là que nous menacèrent Napoléon puis Hitler

Le continent ? C’est de là qu’est venu Jules César, qui nous a envahis deux fois, de là que nous menacèrent Napoléon puis Hitler, estiment-ils. Rien de bon à en attendre ! Avec les Américains, nous pouvons nous entendre : ils parlent une version abâtardie de notre langue, ayant adopté toutes les erreurs de nos propres enfants avant l’âge de l’école, mais au moins nous comprenons ce qu’ils disent ! Surtout, ils présentent l’avantage sur les Européens de vivre à bonne distance de nos rives !

Tant de raisons de couper les ponts. Est-ce à dire que le divorce aura véritablement lieu ? Tout fait penser au contraire que le processus s’enlisera sans jamais atteindre son terme : les analystes observent qu’un divorce de ce type, accompagné d’un accord sur de nouvelles bases, requiert bien davantage que les deux ans envisagés : jusqu’à dix, même ! A l’arrivée, le monde aura été transfiguré.

Dans l’esprit de David Cameron, qui en fut l’initiateur, le référendum sur un départ de l’Union européenne, où le oui l’emporta par près de 52 %, n’était qu’un subterfuge visant à décrédibiliser ses adversaires, afin d’avoir ensuite les coudées franches. Pitoyable règlement de comptes entre représentants de variétés difficiles à distinguer de l’élite Oxford-Cambridge ! Rixe à laquelle les électeurs eurent le mauvais goût de se mêler, en particulier ceux qui lisaient une menace dans la main-d’œuvre immigrée pratiquant le dumping salarial – faute pour celle-ci d’une alternative.

Les avantages sans les inconvénients

« We can have our cake and eat it », clament les Britanniques, qui espèrent bénéficier des avantages de l’Union européenne (UE) sans souffrir de ses inconvénients : 90 % d’entre eux veulent conserver de l’UE le libre-échange, alors que près de 70 % entendent stopper les migrants aux frontières. Une majorité dans chacun des pays de l’UE ne partage-t-elle pas le même sentiment ?

Le Royaume-Uni entend séparer le bon grain de l’ivraie : intégrer dans ses propres institutions tout ce que l’UE a de bon et négocier, à l’occasion de son retrait, l’élimination du mauvais. Lequel est en général, hélas, le bon d’un partenaire au sein de l’Union. Ainsi, l’Espagne redoute de devoir un jour tirer de l’ornière les innombrables retraités britanniques y coulant des jours heureux. La Pologne aimerait, elle, que ses concitoyens travaillant dur au Royaume-Uni ne se retrouvent pas un jour entièrement à sa charge.

La procédure chirurgicale de sortie de l’UE est-elle seulement envisageable ? Le risque de complications est infini. L’Ecosse entend demeurer dans l’UE et voit dans un vote d’indépendance – après celui de 2014, où les séparatistes recueillirent plus de 44 % des votes – le moyen de s’y maintenir.

Goldman Sachs à Paris ou Francfort

Une telle amputation du Royaume-Uni marquerait bien sûr sa fin. Le Brexit réintroduirait aussi une frontière « dure » entre l’Irlande et l’Ulster, tragique pas en arrière si l’on pense au sang versé avant d’atteindre la paix en Irlande du Nord.

Autre mutation inacceptable, alors que le secteur financier représente au Royaume-Uni 7 % de la valeur ajoutée, dont la City de Londres – composante indissociable de l’économie de la nation – constitue la moitié, Goldman Sachs déplace en ce moment même plusieurs centaines de ses employés, abandonnant Londres pour Paris ou Francfort.

Pour ne pas se déjuger, Londres s’efforcera de déguiser le maintien du statu quo en la rupture brutale que le Brexit aurait dû signifier. La preuve aura été faite que si les Britanniques méprisent le continent, ils n’ont jamais pu non plus s’en passer.

Paul Jorion, economiste et anthropologue, professeur associé des facultés de l'Université catholique de Lille.

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