Les chats tout déconfits

Les chats tout déconfits

J’en sais plusieurs, dans mon quartier, qui se sont empressés de quitter leur foyer aux premiers jours du confinement. Les murs de ma rue sont couverts d’affichettes placardées sur le rideau baissé des devantures. Sur l’une d’elles, on observe un chat noir, assez commun, disparu depuis peu sans laisser ni adieu ni adresse. Tout porte le signe, dans cette éclipse, d’une revanche ou d’une fuite ; mais avec grâce, sans amertume. Les chats, même contrariés, humiliés de litière en litière, et le museau taché du pâté insipide qu’on fourre dans leur gamelle, sont d’abord des dandys de grand chemin. Ils gardent le front fier et l’élégance intacte, loin des calculs grossiers qui peuplent nos routines. Alors à quoi bon ces affiches, mêlant supplique et récompense ? Ne devinent-ils pas, ces maîtres délaissés, que les félins se soucient jalousement de leur intimité ? Ils reviendront peut-être si on les laisse en paix. Comme tant de citadins subitement horrifiés à l’idée même de la promiscuité, ils ont choisi l’exode. Mais leur exode, à eux, n’a rien de ces congés improvisés à l’abri des maisons secondaires. Le leur tient du vagabondage ou de l’encanaillement. Il faut bien dire aussi que les temps actuels ont chambardé ce semblant de liberté qui, jusque-là, faisait pendant à leur réclusion ordinaire. Une sorte de contrat, tacitement négocié entre les maîtres et eux, convenait d’un laisser-faire en l’absence des seconds. En temps normal, c’est vrai, on leur laissait la joie des journées solitaires dans un lieu déserté dont ils se faisaient un empire. Nul autre mouvement d’animal ne troublait le silence que celui de leur griffe effilochant gaiement les angles d’un tapis. Nulle contrainte, nul rival. Ce n’est qu’au prix de cet isolement diurne que les chats toléraient leur servage. Alors comment admettre une cohabitation forcée à longueur de journée ?

Un parfum écœurant de savon et de javel

L’irritation est venue tout doucement, comme sur des pattes à coussinets, lentement, gorgée de lassitude et de dépit. Depuis plusieurs semaines, les intérieurs se sont appesantis de cette angoisse morbide qui sent l’eau de javel, le caoutchouc et le médicament. S’ils connaissaient du monde extérieur autre chose que les vétérinaires, les chats trouveraient à leur demeure cette forte odeur d’alcool des corridors hospitaliers. Etrange périple, inlassablement répété, que ces trajets d’éviers en lavabos d’où s’échappe un parfum écœurant de savon et de pharmacie. Jamais les chats n’ont vu les hommes à ce point occupés de toilette… Et puis, bavards ! Bavards, ces maîtres autrefois si sûrs d’eux, bavards et tristes, pendus au téléphone, commérant sans discontinuer en ressassant les mêmes espoirs, les mêmes mots, les mêmes dates, y croyant à demi pour se donner de quoi tenir encore un peu. Alors bien sûr – sentiment naturel –, les chats auraient pu triompher, la moustache frétillante et l’œil illuminé, devant le piètre état des hommes : «Voyez donc, à présent, ce que vous nous infligez sans malaise ! Enfermement à double tour ! Une pièce, deux pièces, trois pièces, seul horizon… On s’y est fait, nous autres… Vous saurez bien vous en accommoder à votre tour». Mais ce serait là une faute d’appréciation. Les chats sont trop intelligents pour condescendre aux bassesses du ressentiment. Ce vice, il le laisse volontiers à ceux qui les nourrissent. Eux voient déjà plus loin, furètent par la fenêtre, bronzent aux terrasses, planifient l’évasion qui les fera renouer avec la morgue antique et l’instinct de flânerie de leurs aînés. Ces chats dont je vous parle, fatigués de leur maître qu’ils voient soudain réduits à cette vie circulaire qu’eux-mêmes ont vécue en silence, sentent l’appel du grand large.

Une fugue avant les applaudissements

Tous les soirs, quelques minutes avant les applaudissements de rigueur qui crépitent des balcons de la ville, j’en vois un, gris et touffu, bien moins pataud que ne le laisserait croire la luxuriance hirsute de son pelage, déambuler sur une corniche étroite, habillé de plomb chauffé par le soleil. Quelle grâce sobre et tranquille !…. Son numéro est habilement rodé. Il se livre à une danse experte sur le revêtement bleu de la pierre, contournant avec des contorsions inattendues les arabesques hostiles d’une balustrade de fer forgé ; il hésite, observe, mesure sa trajectoire. Rien de plus fascinant que son hésitation où chaque geste, chaque pas, chaque saut semble longuement mûri avant exécution. Parfait cambrioleur, le chat ne craint ni hauteur ni glissade. Ses escapades de funambule lui procurent les vertiges oubliés de l’aventure. Fuira, fuira pas ? Là n’est pas la question. Car il prépare l’avenir. Chaque échappée lui offre – en images, en idées – de quoi occuper ses vieux jours et s’évader en songes, sachons être optimistes, lorsqu’il aura renoué avec ses maîtres. Au cours de ses tribulations, nombreuses sont les épreuves qu’il aura dû braver : la peur, la faim, parfois le froid, la violence de ses pairs, les caresses doucereuses d’un tortionnaire ou l’hostilité des ruelles où rôdent de mauvais rêves. Errant sur les boulevards, ou flânant sur le zinc des gouttières, entre les cheminées d’argile et les talus d’ardoises, il aura vécu là plus qu’en mille jours d’avachissement sur le carrelage d’une cuisine d’appartement. Or il me plaît d’imaginer que les fugueurs d’un mois, revenus amaigris de leur quête (à chacun sa toison qui sera leur secret), termineront leur course avec le confinement. On les verra rentrer, comme si de rien n’était, ayant vécu intensément, et conservant de leur périple assez de souvenirs pour achever le reste de leur âge, réconciliés avec leur milieu familier, à l’abri d’un panier ou sur le molleton rose d’un coussin peluché. Et parce qu’ils sauront, les chats sentent cela, que les hommes, à leur tour, se croient libres à nouveau, ils tourneront vers eux un museau goguenard, semblant dire : «J’ai vécu. Tu verras, ce n’est pas si difficile. Essaye !»

Jean-François Roseau, écrivain.

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