Les citoyens des pays de la zone euro ont découvert que la monnaie pouvait ne pas être un attribut régalien

La nomination de Christine Lagarde à la tête de la Banque centrale européenne (BCE) a donné lieu à des commentaires quelque peu désobligeants sur ses capacités : elle n’aurait pas les connaissances en matière de théorie et de pratique monétaires qui distinguaient tant, dit-on, ses deux prédécesseurs, Jean-Claude Trichet et Mario Draghi. Mme Lagarde manquerait donc de l’autorité nécessaire pour assumer le destin de l’euro dans les temps difficiles qui s’annoncent à l’horizon de la monnaie européenne.

Ce procès en légitimité n’a pas grand sens. Pour le dire en quelques mots, MM. Trichet et Draghi, tout connaisseurs qu’ils prétendent être de la chose monétaire, n’ont fait que soumettre la BCE à la norme de l’inflation à 2 % (faire en sorte que les prix augmentent de 2 % par an même en cas de déflation).

Ce « 2 % standard », qui a succédé subrepticement au Gold Exchange Standard, s’est répandu en un quart de siècle sur la surface de la terre, y compris dans les pays les plus rétifs aux facilités de la création de monnaie ex nihilo. Il n’a, faut-il le dire, aucun fondement ni théorique ni pratique (Brendan Brown, The Case Against 2 Per Cent Inflation. From Negative Interest to a 21st Century Gold Standard, Palgrave Macmillan, 2018, non traduit). Et il conduit à de nouvelles catastrophes.

Diktats allemands

En réalité, c’est la nationalité de Mme Lagarde qui va créer un problème. En étant après Jean-Claude Trichet la deuxième personnalité française à diriger la BCE, elle risque, par sa nomination même, de faire apparaître au grand jour ce qui devait rester caché, à savoir que l’euro est une ruse française. Or, cette ruse ne peut fonctionner que si elle reste cachée. Et, jusqu’à maintenant, on y a réussi puisque la vulgate fait croire aux Français et aux Européens que l’euro serait soumis aux « diktats » de Berlin.

Pour comprendre cette finasserie, il suffit de se remémorer les dernières décennies du franc français et du Deutsche Mark. S’il y a eu des diktats allemands en matière monétaire, c’est bien à cette époque qu’ils auraient été émis. Il suffisait que la Bundesbank hausse ou baisse ses taux d’intérêt pour que la Banque de France dans la minute soit obligée de suivre.

Bien sûr, le terme de diktat est impropre. La France subissait seulement les effets de ses sempiternelles inconséquences financières. Il n’en était pas moins humiliant pour l’aristocratie financière de notre pays d’être aux ordres de la finance allemande. Une note confidentielle du Trésor français, datée du 13 février 1992 et reproduite dans mes Nouvelles Leçons d’économie contemporaine (Folio, 2018) est très explicite à ce sujet.

Accommodation monétaire

L’Union monétaire européenne a mis fin du jour au lendemain à cette sujétion pénible puisque les taux d’intérêt sont fixés par la BCE à Francfort, souvent contre les propres desiderata de ce qui reste de la Bundesbank. Du même coup, la politique monétaire imposée à notre pays a été plus laxiste que cela n’eût été le cas si la Banque de France était restée sous la domination de la seule Bundesbank.

Cette accommodation monétaire était l’objectif recherché. On a pourtant laissé croire aux partisans du « toujours plus d’inflation » que le sort de l’euro était dominé par Berlin via Francfort, ce qui permettait aux dirigeants français de se défausser de leurs propres responsabilités devant leur opinion publique.

Toutefois, la tâche qui attend Christine Lagarde à la tête de la BCE est d’autant plus ardue qu’aujourd’hui la ruse française risque de s’éventer d’elle-même. Dans l’esprit des fondateurs de la monnaie européenne, la zone euro devait marcher sur deux jambes, une jambe monétaire et une jambe budgétaire. Le temps pressant pour des raisons géopolitiques, on a dû se contenter de marcher sur une seule jambe, l’euro. Mais pour les fondateurs, la monnaie étant forcément un attribut de l’Etat, l’euro ne pourrait survivre qu’adossé à un budget européen, embryon d’une Fédération européenne.

Popularité mystérieuse

Or, dans la pratique, on commence à s’apercevoir que l’euro se passe d’un soubassement étatique en bonne et due forme. Après un siècle de grande inflation, causée par des monnaies détachées de toute référence au réel, les citoyens des pays de la zone euro ont découvert ou redécouvert que la monnaie pouvait ne pas être un attribut régalien, contrairement à ce qu’on enseigne dans nos écoles, ou même qu’elle ne devait pas l’être si elle prétendait au statut de bonne monnaie.

La popularité actuelle de l’euro, aussi mystérieuse qu’elle puisse paraître après tant de « crises », pourrait s’expliquer par ce discret éloignement du pot de miel de la patte de l’ours – de la planche à billets ou de ses avatars de la main des gouvernements. On pourrait en dire autant du vif intérêt porté au bitcoin ou à la libra projetée par Facebook.

La nouvelle présidente de la BCE devrait en tout cas se demander pourquoi la Commission européenne se donne tant de mal pour convaincre tel gouvernement de rentrer dans le prétendu droit chemin budgétaire, en le menaçant de sanctions forcément impopulaires. Ne suffirait-il pas de laisser le marché financier « faire le boulot » ? Il y a quelques mois, la montée brutale des taux d’intérêt italiens a convaincu les autorités romaines de présenter un projet de budget moins inconvenant du point de vue de Bruxelles.

Que les peuples ne veulent point abandonner leur « souveraineté budgétaire » est parfaitement légitime. Ils ne peuvent en effet accepter que les recettes et les dépenses de leur Etat soient décidées hors de leur contrôle. Après avoir mis fin à une finasserie qui n’est plus tenable, Christine Lagarde à la tête de la BCE pourrait avoir pour première tâche de montrer que la souveraineté budgétaire de chaque pays membre de la zone euro est tout à fait compatible avec la promotion d’une bonne monnaie commune. Mais il lui faudra pour cela sortir l’euro de l’absurde 2 % standard.

Philippe Simonnot, ex-professeur d’économie du droit à l’université Paris-Nanterre. Il est l’auteur de Nouvelles Leçons d’économie contemporaine (Folio actuel, 2018).

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