Les conditions d’un «vivre ensemble» islamo-chrétien

Un vivre ensemble islamo-chrétien existe en Orient depuis déjà six siècles. Mais comment ce «vivre ensemble» fut-il? Il est vrai que notre histoire commune ne fut pas toujours un havre de sérénité, mais c’est notre histoire. Serions-nous donc condamnés à l’affrontement? Il y a pourtant tant de choses communes entre nous, ne serait-ce que nos racines spirituelles communes et notre histoire entremêlée depuis la genèse de l’islam.

Toutefois dans l’Etat islamique, qu’il soit abbasside ou moderne, y compris sous le Baas, pourtant laïque, les chrétiens subissent deux contraintes: démographique en tant que minoritaires, et religieuse car ils sont considérés comme «dhimmis» (statut des adeptes des religions du Livre: tolérance protectionniste, non de citoyenneté égale). Le statut de «dhimmitude», quoique pas toujours prononcé, fut leur statut normatif et normal, malgré les textes officiels et constitutionnels. En conséquence, les chrétiens n’ont pratiquement pas accès aux sphères de la décision et de la souveraineté. Même s’ils s’y sont accommodés en s’orientant vers les emplois libres et culturels, ce statut de citoyens de seconde zone déplaît de plus en plus aux chrétiens d’aujourd’hui. Et cela justement parce que nous avons conscience de partager le même espace vital, la même histoire, les mêmes pays que nous avons construits ensemble, comme partenaires, et non comme mercenaires. Nous sommes autochtones depuis 633 ans avant l’islam: en Mésopotamie, en Syrie, en Turquie, en Egypte et même en Libye et en Tunisie actuelle. Ce n’est pas parce que nous sommes démographiquement minoritaires que nous devrions avoir moins de droits dans nos propres pays.

Pour être harmonieux et équitable, le «vivre ensemble» islamo-chrétien doit se baser sur les droits et l’égalité, et non plus sur la bonne ou mauvaise volonté du «sultan», comme autrefois.

Les causes du malentendu

Je retiens trois raisons qui entravent l’harmonie de ce «vivre ensemble» harmonieux:

a) l’ignorance;

b) la logique du «majoritarisme» despotique;

c) l’impasse de l’idéologie de l’islam politique.

L’ignorance

Je prends le mot ignorance dans son double sens de: ignorance cognitive et intellectuelle, et ignorance volontaire et hautaine. La première pourrait causer la seconde. L’ignorance de l’autre peut être la base du refus de le reconnaître, et partant, de le reconnaître comme partenaire, d’où la non-reconnaissance de ses droits. L’ignorance ferme la porte au dialogue, partage les citoyens, divise les croyants, crée le fanatisme et le repli sur soi, prétend posséder toute la vérité, confisque le savoir, le pouvoir et la décision… et pousse à l’affrontement, y compris l’affrontement violent. Ce n’est pas seulement dans l’oubli qu’il est relégué, mais il peut devenir un élément à élaguer. Cette ignorance se convertit facilement en idéologie politique discriminatoire au nom de la religion, en projet d’extermination de tout ce qui pourrait entraver ses visées. Tandis que la raison fait appel à la logique de la vie, et la vie est «conciliante», acceptation de l’autre. C’est cela qui fait l’équilibre d’une société saine.

Nous voilà devant tous ces mouvements islamistes négationnistes et takfiristes camouflés de religion et émanant de l’idéologie du «majoritarisme».

Le despotisme du «majoritarisme»

Si la majorité démographique, ou religieuse, accapare tous les secteurs clefs de la responsabilité nationale, ou des droits, si elle relègue la ou les minorités au rôle de simples «récepteurs» ou de «protégés», alors cette «majorité» devient un despote collectif. C’est malheureusement dans cette optique que la plupart des pays arabo-musulmans pensent le concept de «majorité/minorité». C’est là ou se mêlent idéologie religieuse et opportunisme politique pour refuser aux minorités démographiques ou religieuses leurs droits, non seulement politiques, mais même civils. Des lois discriminatoires pour l’enseignement du catéchisme, par exemple, la construction des églises, l’emploi ou la possession des moyens de communication, la liberté de conscience et le choix de sa religion, etc. Voilà l’exemple des coptes de l’Egypte, des travailleurs chrétiens en Arabie saoudite ou dans certains émirats du Golfe qui n’ont pas le droit d’avoir un lieu de culte, de la chasse aux chrétiens en Irak, de la ruée des groupes armés islamistes en Syrie.

Je me souviens de ce que me disait le gouverneur civil de Mossoul, feignant de sauvegarder la sécurité des chrétiens face aux actions terroristes: ils (les chrétiens) ont tort de se mêler aux affaires publiques, qu’ils restent en dehors du jeu politique.

J’ai envie de répéter à nos compatriotes musulmans majoritaires: «Mes amis, n’ayez pas peur, les chrétiens n’ont pas de visée de prendre le pouvoir de vos mains, ni de vous imposer nos lois. Tout ce que nous vous demandons, c’est de nous reconnaître comme citoyens à part entière avec vous, avec les mêmes droits et les mêmes libertés que vous.»

L’impasse de l’idéologie de l’islam politique

La plupart des constitutions des pays arabes mettent la charia islamique comme «source» ou «principale source» des lois. L’idéologie de l’islam politique est de la mettre comme «source unique», et d’imposer les normes islamiques, la législation, les pratiques dites islamiques en matières vestimentaire, alimentaire, matrimoniale, culturelle, d’éducation, d’héritage, de mariage… N’était-ce pas le projet des «Frères» en Egypte, ne l’est-il pas en Libye, en Tunisie, en Irak, en Syrie? Tout non-musulman est considéré comme citoyen de seconde zone. Les gens du Livre, les «dhimmis», sont tout au moins protégés par l’islam, mais non reconnus à part entière. Ils doivent payer la jizya, bon gré, mal gré. L’Etat lui-même doit fonctionner comme un organe de propagation, voire d’expansionnisme de l’islam. Toute terre qui n’est pas encore «terre d’islam» l’est en puissance; elle est «Dar el-Harb».

Telle est la problématique des pays arabes aujourd’hui envers les minorités. Tel est l’enjeu du courant salafiste, «absolutiste» ou fondamentaliste de la pensée religieuse musulmane actuelle.

Voilà l’impasse pour nous chrétiens du Moyen-Orient. La pratique peut se nuancer, mais l’essentiel est là. Il suffit de questionner les textes fondateurs sur lesquels ils se basent.

Cependant, le courant islamiste fondamentaliste et radicaliste est-il général et inéluctable?

Heureusement que non! Même s’il donne l’impression qu’il est général et absolu. Des éléments circonstanciels, en Orient comme en Occident, jouent à son profit: le laxisme d’un Occident dit «chrétien», une certaine politique extérieure de certains Etats occidentaux poussés par leurs intérêts économiques et leurs stratégies politiques dans la région. Que les chrétiens soient broyés par accident, ce n’est même pas visible à leurs yeux!

D’autre part, tous les musulmans ne sont pas un bloc uniforme. Des musulmans, aussi bien que les chrétiens, sont victimes de la radicalisation islamique. Il y a aujourd’hui, chez des intellectuels et dans les médias libres, un courant modéré et pragmatique, qui voit dans l’extrémisme religieux une déviation, et considère cette effervescence comme une déformation, voire une destruction de l’islam. Un courant civil se fait jour qui critique ce visage «anxieux, violent et replié sur soi» de l’islam. Un courant qui reconnaît l’autre citoyen qui ne partage pas sa religion comme partenaire. Un courant qui met en cause une certaine lecture de certains textes. A côté de ce courant, toute cette couche populaire qui n’a rien à voir avec les théorisations militantes; elle veut vivre en paix.

Nous avons à apprécier et à encourager ce courant modéré, mené généralement par des laïcs, et même des hommes de religion éclairés et ouverts, comme l’Irakien chiite Qobbanchi. Que pensez-vous de ce titre évocateur d’un livre publié par un autre irakien chiite: Sauvetage de l’élément humain dans la religion?

Les conditions du «vivre ensemble»

Minorités et majorité, nous sommes voués à cohabiter, à vivre ensemble, à reprendre consciemment le travail en commun pour reconstruire nos pays, tous ensemble. Dans mon livre Jusqu’au bout (Nouvelle Cité, 2012), je disais:

«Je crois à un dialogue de vie, à un faire ensemble plus qu’à un dialogue théorique et théologi que» qui, très souvent, n’aboutit pas loin.

«L’Islam n’est pas pervers, mais il faut que ses docteurs et ses leaders l’abordent comme voie de salut pour l’humanité, comme est le christianisme, et non pas comme une pure religion légaliste, ou idéologie négationniste de l’autre et manipulée comme outil de pouvoir politique.» C’est là qu’il faut poser la grande question de la séparation de la religion et de l’Etat, ou redéfinir les liens entre les deux, pour libérer l’un de l’emprise de l’autre.

J’écrivais encore: «Des visions différentes sur Dieu ne doivent pas être condamnées perpétuellement à l’affrontement fatal… C’est l’homme qui doit être le centre et l’absolu de toute religion, puisque celle-ci est par définition «relation» de l’homme avec Dieu et avec l’autre… Ce principe du Coran: «Pas de contrainte en religion», il faut l’activer positivement et sérieusement. «Si Dieu voulait que vous soyez une seule nation, il l’aurait fait»… Mon appel à mes frères musulmans de l’Orient serait de ne pas trop aller chercher ce qui nous désunit, pendant qu’il y a tant de choses qui nous unissent: l’histoire, la patrie, la cause de l’homme… et déjà ce «commun de la révélation abrahamique» (p. 142-144).

Mais le vrai dialogue doit dépasser les déclarations de bonne volonté et aboutir à des actions concrètes communes: collaborer dans le secteur des droits de l’homme, de la citoyenneté civile, des causes nationales, du patriotisme, de l’histoire commune, de l’éducation, des initiatives économiques et sociales concrètes, à la place de la femme, à la protection de l’environnement, au développement des réseaux de santé, aux communications sociales, à la promotion de la culture, à l’urbanisme… etc. Bref, coopérer à tout ce qui construit une nation et un pays. Et pourquoi pas à revoir le statut des relations de l’Etat civil avec la religion, autrement dit à imaginer une formule adéquate de séparation de la religion (en l’occurrence de l’islam) et de l’Etat, dans nos Etats modernes et pluralistes.

Quatre défis

Quatre points importants du vivre ensemble chrétien-musulman dans un Etat civil sur lequel nous misons sont à évoquer:

1. que nos concitoyens musulmans cessent de pointer les chrétiens orientaux comme suppôts de l’Occident politique et comme apparentés aux croisés d’autrefois, car ce n’est pas vrai et c’est même une calomnie, et stratégiquement parlant ce n’est pas rentable;

2. que les chrétiens s’engagent davantage, quoi qu’il en soit, dans les causes nationales. Eux qui furent les pionniers de l’émancipation du colonialisme ottoman et occidental, et qui suscitèrent la résurgence du nationalisme arabe et la résurgence de la littérature arabe moderne, doivent, aujourd’hui comme hier, offrir leurs compétences et avancer des propositions pour les nouvelles sociétés à construire;

3. que nos concitoyens arabes musulmans ne nous rendent pas notre «pionisme» arabe et notre contribution à l’élaboration de la civilisation dite «arabo-musulmane» par un refus du «corps de la nation», et nous poussent ainsi à l’émigration; ou nous délogent de nos villages historiques par la spoliation de nos terres ancestrales;

4. que la majorité (musulmane) et l’Etat permettent à ces minorités (chrétiennes ou autres) de s’exprimer, de participer à la responsabilité publique, pour dépasser le stade des «revendications» vers le stade de «droits» et de «justice», afin qu’ils assument leur rôle historique naturel dans la construction de leurs pays.
Basilios Georges Casmoussa, archevêque émérite de Mossoul.

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