Les dangers pour l’Europe d’un Brexit sans accord

L’Europe des Vingt-Sept a concédé au Royaume-Uni un nouveau sursis. Avant que le Conseil européen n’accorde ce nouveau sursis, le secrétaire d’Etat des Affaires étrangères britannique, Jeremy Hunt, avait prévenu l’Union européenne à maintes reprises que les Anglais accuseraient l’Europe dans le cas d’un accord de Brexit manqué («no deal»). Un échec qui envenimerait les relations entre le Royaume-Uni et l’UE pendant de longues années, avait-il encore avancé. Or, ce «no deal» aurait également des conséquences politiques négatives pour l’UE, à plus forte raison en amont des élections européennes qui se tiendront à la fin du mois de mai.

Reste qu’en définitive, la politique emboîtera le pas à l’économie. Prédire les retombées d’un «no deal» est loin d’être une science exacte. Néanmoins, comme le montrent de nombreuses études, si les conséquences économiques seraient nettement plus graves pour le Royaume-Uni que pour les Etats membres, ces derniers - notamment la République d’Irlande - s’exposent eux aussi à de rudes épreuves.

On aurait tort de sous-estimer ces chiffres. Ils ont inspiré des mesures visant à atténuer les retombées les plus graves, et l’UE en a déjà dressé la liste. Le gouvernement irlandais a, quant à lui, voté une loi omnibus dans le but de protéger le pays contre l’impact attendu d’un «no deal». Dans le même temps, les pêcheurs de l’UE sont censés bénéficier d’une compensation versée par le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), tandis que le ministre des Affaires étrangères irlandais, Simon Coveney, a plaidé pour que l’UE vienne en aide à l’industrie du bœuf irlandais dans le cas d’une guerre commerciale avec le Royaume-Uni.

Mais quand bien même ces mesures pourraient contribuer partiellement à amortir le choc, elles seront impuissantes à protéger tout le monde contre l’ensemble des conséquences. Et elles ne suffiront sans doute pas à empêcher des perturbations et un mécontentement de grande ampleur dans certains secteurs.

Les tensions commencent déjà à se faire sentir. Soumise à la pression de certains Etats membres, la Commission semble avoir adouci sa position initiale en matière d’aviation, notamment pour ce qui concerne les règles de propriété. Un groupe d’Etats membres dits «pragmatistes», parmi lesquels la France, l’Espagne, la Pologne et le Luxembourg, ont proposé une approche plus conciliante afin de minimiser les répercussions possibles.

Ce qui nous amène au cœur du problème. Dans le cas de bouleversements majeurs, sur qui la colère des transporteurs français, des constructeurs allemands ou des fermiers irlandais finira-t-elle par s’abattre ? Réponse plausible : uniquement sur les Anglais, et plus particulièrement sur leur gouvernement et leur Parlement, auxquels ils reprocheront d’avoir décliné une offre plus que généreuse aux yeux de nombreux habitants du continent.

Mais il se pourrait bien que l’insatisfaction soit encore plus généralisée. Des demandes de compensation s’élèvent déjà dans les rangs de ceux qui pourraient être le plus durement touchés. Le ministre-président flamand, Geert Bourgeois, a exigé de l’UE qu’elle mette en place un «fonds de garantie» pour le Brexit. Que se passera-t-il si ces exigences restent lettre morte ?

Les ports français ont, quant à eux, exprimé leur consternation face au projet de la Commission européenne de réorienter les routes commerciales vers la Belgique et les Pays-Bas, leurs porte-parole se plaignant d’avoir été «dédaignés et sacrifiés».

Les conséquences politiques d’un «no deal» sont pour le moins imprévisibles. En cette période préélectorale, elles pourraient bien faire le jeu des forces populistes antieuropéennes. Selon un rapport de l’Institut Jacques Delors (Berlin), un Brexit tumultueux contribuerait à concentrer l’attention populaire sur les retombées d’un «no deal» plutôt que sur les vrais problèmes européens.

Qui plus est, les partis populistes pourraient tenter de récupérer les craintes du peuple quant aux conséquences d’un accord manqué. Et pour cause : certains ont déjà revendiqué des positions qui préparent le terrain à ce genre de réaction. Le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, a ainsi accusé l’UE d’essayer de «flouer» et de «punir» le Royaume-Uni.

Certaines régions seront plus vulnérables que d’autres face à un «no deal» et aux réactions populistes qui pourraient en découler. En France, le Rassemblement national dispose déjà de bases fortes dans le département du Nord (avec une majorité de plus de 20 %) et celui du Pas-de-Calais (majorité de plus de 25 %). La base de données régionale de l’OCDE place les Hauts-de-France en dernière position de son classement en matière de revenus et de santé publique. Si cette région subit les conséquences d’un «no deal», il est à prévoir que sa population, déjà favorable aux arguments «anti-establishment» et aux idées eurosceptiques, n’hésitera pas à s’en prendre à la Commission européenne et au gouvernement de Paris - ou aux deux.

Lors de la dernière élection fédérale allemande, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) a recueilli la majorité de ses voix en Saxe, affichant un score de 25,4 %. Dans le cas d’un «no deal», étant donné que 30 % des emplois de cette région sont dans l’industrie, elle sera plus menacée que la plupart des autres régions allemandes par une chute brutale de la demande de la part des autres pays européens. Dans le cas où ce scénario entraînerait des conséquences directes sur les exportations vers le Royaume-Uni - en cette période où l’économie nationale est déjà fragilisée -, on imagine aisément le pic de soutien dont bénéficierait le camp populiste.

Il est évident qu’au sein des autres Etats membres, le Brexit ne jouera jamais un rôle politique aussi central qu’au Royaume-Uni. Et la pression politique générée par un «no deal» affecterait plus rapidement, plus directement et plus gravement son système politique. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de conséquences politiques ailleurs.

Quelles conclusions tirer de tout cela ? Premièrement, cette configuration montre bien à quel point une situation de «no deal» pourrait s’avérer néfaste au plan politique. Deuxièmement, elle tend à indiquer que l’UE a beaucoup à gagner en octroyant au Royaume-Uni une brève extension - jusqu’à la tenue des élections européennes -, afin d’éviter autant que possible les retombées politiques indésirables évoquées plus haut.

Enfin, et c’est regrettable, il n’est pas à exclure que l’UE et ses Etats membres se voient forcés de suivre l’exemple de Jeremy Hunt. Les récriminations et les reproches mutuels n’ont jamais été une base solide permettant de bâtir une relation durable. Mais les raisons ne manquent pas aux leaders européens pour commencer à pointer Londres du doigt, préparant déjà leurs discours pour condamner un résultat dont personne ne voudra être tenu responsable.

Anand Menon, Directeur du think tank The UK in a Changing Europe, professeur de politique étrangère au King’s College London, Traduit de l’anglais par Alexandre Pateau.

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