Les danseurs occupent la rue arabe

Si le «printemps arabe» a déclenché un véritable tsunami politique, une autre révolution, celle des corps, est en cours et c’est la danse qui en est l’un des principaux vecteurs. On assiste en ce moment dans les rues de Tunis ou du Caire à la revendication d’un espace démocratique à travers «les signes de la danse» où les corps en mouvement revendiquent la liberté et la démocratie. Danseurs urbains et contemporains se retrouvent ensemble dans la rue, devant les souks ou lors des manifestations, parfois sous les gaz lacrymogènes pour défendre la liberté. La force d’évocation silencieuse de la danse se trouve ainsi au centre du débat démocratique dans les pays arabes.

Quand Besma Khalfaoui, la veuve du syndicaliste tunisien Chokri Belaïd assassiné le 6 février 2013, vient à Genève quelques semaines après l’assassinat de son mari, elle déclare dans la presse que «des jeunes à Tunis utilisent en ce moment la danse, dans la rue, comme moyen de résistance. C’est ce type d’action que nous allons soutenir (1)». C’est le message du corps, la danse des signes que Basma Belaïd revendique car elle sait que dans son pays la voix de la jeunesse s’exprime désormais à travers cet art.

Mais pourquoi la danse, cet art silencieux, a-t-il pris une telle place dans le débat démocratique en Tunisie mais aussi dans d’autres pays arabes ? Est-ce par sa force d’évocation qu’elle questionne au-delà du politique ? Le silence d’un corps en mouvement parle-t-il mieux de la notion de liberté qu’un discours enflammé ? Le langage corporel semble ici prendre symboliquement le dessus sur la parole. Quand les danseurs tunisiens d’Art Solution intitulent leurs performances urbaines Je danserai malgré tout, ils revendiquent la liberté des corps «malgré tout». Ils refusent de «céder aux forces obscurantistes et rétrogrades» qui progressent en Tunisie «malgré tout». Et il est hors de question pour eux d’envisager une révolution où le corps serait nié, où la danse n’aurait plus le droit d’exister. La danse est leur moyen d’expression privilégiée et ils ne veulent en aucun cas y renoncer.

Si la danse n’est pas interdite en Tunisie, elle l’est en Iran - le contexte est différent mais la menace bien réelle - et les salafistes tunisiens n’hésitent plus à attaquer les artistes. Dans un entretien avec l’Orient - le Jour, Bahri ben Yahmed du collectif Art Solution (2) explique que l’idée de ces performances, filmées et largement diffusées sur Internet, lui est venue après l’incident du 25 mars 2012, lorsque des manifestants salafistes ont attaqué des artistes qui offraient un spectacle de rue sur l’avenue Bourguiba à l’occasion de la Journée mondiale du théâtre. «C’est une date qui marque encore les esprits des artistes tunisiens, affirme Bahri ben Yahmed. "Entrez à l’intérieur de vos théâtres", nous criaient les salafistes. "La rue ne vous appartient plus !" Nous avons eu peur qu’ils nous enferment entre quatre murs, qu’ils nous coupent du monde, qu’ils interdisent aux gens de fréquenter le théâtre . Notre initiative vient justement pour dire non à ces pratiques. La rue nous appartient encore ! Ces vidéos sont l’expression d’un acte de résistance contre l’obscurantisme. Nous sommes en confrontation directe avec les salafistes, et notre seule arme est l’art.» Ces paroles résonnent comme en écho à celles de Afshin Ghaffarian, jeune danseur autodidacte iranien qui a dû fuir son pays en 2009 suite à la répression qu’il subissait en tant que danseur et qui affirmait crânement à son arrivée en Europe : «Dance is my weapon.»

Ce phénomène semble unique dans l’histoire de la danse. Aussi loin que l’on puisse se le rappeler, jamais la danse n’avait participé avec une telle force à un combat démocratique. Historiquement, la danse fut plutôt un instrument de propagande du pouvoir. Au XXe siècle, aussi bien le IIIe Reich que les régimes communistes usèrent et abusèrent de son pouvoir d’évocation d’un «corps sain dans un esprit sain». Les avant-gardes artistiques inclurent la danse comme un élément libérateur du corps et de la pensée, mais en tant qu’art officiel la danse «savante» en Occident n’échappa pas à l’expression d’une forme artistique élitiste coupée des masses.

C’est avec l’apparition des danses urbaines à la fin du XXe siècle, immédiatement globalisées grâce à MTV d’abord puis Internet ensuite, que la danse est devenue une expression populaire et de masse. D’abord issue des ghettos sociaux des grandes villes, elle s’est répandue sur la planète, permettant aux jeunes pratiquants du Nord comme du Sud de se forger une identité globale, une «idée d’unité» libérée des contraintes morales de la société. La danse opère désormais au-delà des barrières culturelles et géographiques traditionnelles et, comme par un effet de capillarité, relie les populations urbaines au-delà des frontières dans un même mouvement générationnel global.

En invitant les danseurs du collectif tunisien d’Art Solution à présenter leurs performances urbaines à Genève (du 3 au 5 mai), ville des droits humains mais qui, du temps de Calvin, interdisait la pratique de la danse, nous proposons aux «activistes de la danse» une tribune internationale et solidaire à leurs revendications, mais aussi l’expression d’un symbole : la danse est aussi silencieuse que puissante, et il n’existe pas de progrès possible si l’on contraint les corps à l’immobilité.

Par Gilles Jobin, Chorégraphe

(1) «Tribune de Genève», 1er mars 2013.

(2) Les vidéos d’Art Solution sont visibles sur http://www.youtube.com/watch?v=YwhlhLf-UvQ

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