Les déséquilibres du capitalisme se manifestent plus par de l’instabilité financière que par des crises inflationnistes

Pourquoi l’inflation dans les économies avancées est restée si faible et si stable ces dernières années ? La grande récession de 2008-2009 n’a pas conduit à la déflation redoutée et l’inflation reste aujourd’hui, aux Etats-Unis et en zone euro, atone et en dessous des niveaux cibles définis par les banques centrales.

Pire, en zone euro, l’inflation annuelle anticipée à long terme par les marchés financiers a décroché pour atteindre en 2019 des niveaux (+ 1,2 %) encore jamais vus et bien plus bas que ceux qui avaient poussé la Banque centrale européenne à lancer ses mesures non conventionnelles. Ce défaut des anticipations d’inflation alimente le risque d’une perte de crédibilité des banques centrales quant à leur capacité à respecter leur mandat d’une inflation globalement proche de 2 % à moyen terme.

On pourrait se réjouir de cette faiblesse de la progression des prix qui permet, entre autres, de préserver le pouvoir d’achat des ménages. Mais les problèmes associés à une inflation durablement basse sont multiples (augmentation du coût réel de la dette passée, difficile ajustement des salaires réels en cas de choc). Surtout, elle réduit les marges de manœuvre de la politique monétaire lorsque les taux d’intérêt se situent déjà à des niveaux proches de zéro.

Plusieurs phénomènes structurels se succèdent ainsi depuis plus de trente ans.

Il y a d’abord la priorité donnée à la lutte contre l’inflation prônée par de nombreux économistes et mise en œuvre dès le début des années 1980 par les banquiers centraux. Les recherches de l’économiste Emi Nakamura, récente récipiendaire de la médaille John Bates Clark (2019), révèlent toutefois que les coûts d’une inflation élevée (liés aux changements d’étiquette et à la dispersion des prix) sont moins élevés qu’on ne le pensait.

Des juniors moins payés

Ensuite, le rapport salarial s’est profondément modifié en réduisant le pouvoir de négociation des salariés et ainsi la progression des salaires et des prix. Le rapport salarial a en effet été lourdement affecté par le déclin de la syndicalisation – le taux de syndicalisation dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a été globalement divisé par deux en trente ans –, l’automatisation de l’industrie, la globalisation des réseaux de production et de distribution, ainsi que la modification de la structure des emplois à la faveur d’emplois de service peu qualifiés et plus précaires (temps partiel subi, intérim, etc.).

Les évolutions démographiques ont aussi contribué au ralentissement de la croissance des salaires et des prix. La baisse de la fécondité et l’accroissement de la longévité qui conduisent à un vieillissement rapide de la population affectent les décisions de consommation et d’investissement qui pèsent sur la demande et l’inflation. Par exemple, les seniors du baby-boom, nombreux, aujourd’hui qui partent à la retraite sont remplacés par des juniors, dont les salaires sont bien plus faibles.

Quatrième facteur, relativement plus récent et moins étudié par les économistes, les innovations technologiques et la numérisation de l’économie. En effet, si la vague technologique actuelle n’a pas (encore) abouti à une accélération des gains de productivité, elle est, en revanche, une force déflationniste majeure. Et ceci pour plusieurs raisons.

D’abord à mesure que la technologie s’améliore et se diffuse (ordinateurs plus rapides et plus puissants ; télévisions plus légères, plus grandes, connectées ; services étendus des téléphones intelligents ; équipements automobiles ; communications audio et vidéo ; jeux vidéo, etc.), à qualité constante, les prix baissent.

En effet, pour le même prix côté consommateur, la qualité augmente. Les conventions statistiques intègrent ainsi ces effets « qualité » par des baisses de prix des biens concernés.

Concurrence renforcée

Ensuite, les plates-formes de commerce en ligne ont permis d’améliorer la transparence des prix (tels Amazon et Google) renforçant la concurrence entre distributeurs. Enfin, les plates-formes numériques de « partage » et de petites annonces, telles Airbnb, Uber et le Bon Coin, génèrent un choc d’offres qui exerce une pression déflationniste sur le reste de l’économie (sur les hôteliers et les distributeurs de biens durables, par exemple).

Sans compter que de nombreux services aujourd’hui sont offerts « gratuitement » ou plutôt en échange de notre « attention » et/ou de nos données personnelles. De ce point de vue, en n’intégrant pas ces consommations « gratuites » dans les statistiques, l’inflation déjà faible est pourtant probablement surestimée.

S’il est déjà difficile d’arriver à 2 % d’inflation comment arriver à faire croire qu’une cible de 3 % ou 4 % est atteignable

Ces quatre transformations structurelles (priorité à une inflation modérée, rapport salarial, démographie, technologie) expliquent comment la menace inflationniste – avec une inflation à deux chiffres au début des années 1980 – s’est muée en une menace désinflationniste voire déflationniste. Le capitalisme s’est ainsi transformé pour aboutir à un régime de croissance dont les déséquilibres se manifestent par de l’instabilité financière (exubérance-éclatement) plutôt que par des crises inflationnistes.

Pour les banques centrales, garder une cible d’inflation proche de 2 % devient de plus en plus délicat. Certains économistes suggèrent qu’il convient de se doter d’une cible d’inflation plus basse et donc plus facile à atteindre permettant de restaurer leur crédibilité. D’autres comme Olivier Blanchard [ancien chef économiste du Fonds monétaire international], proposent, au contraire, de rehausser les cibles d’inflation de façon à ce que les banques centrales regagnent des marges de manœuvre quand il s’agit de relancer l’économie.

Mais s’il est déjà difficile d’arriver à 2 % d’inflation comment arriver à faire croire qu’une cible de 3 % ou 4 % est atteignable. Compte tenu des niveaux des taux d’intérêts nominaux et réels, la clé passe certainement par une politique budgétaire et fiscale plus souple et audacieuse.

Christophe Boucher (Professeur à l’université Paris-Nanterre et directeur de la recherche chez ABN AMRO Investment Solutions)

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