Les dilemmes de la gauche européenne

En politique, l'électeur sonne toujours deux fois. En juin, le scrutin européen avait mis en évidence l'affaissement de la gauche. La lourde défaite du SPD allemand en apporte confirmation, même si ce parti est incomparablement plus solide et responsable que le PS français.

La crise est certes bien moins uniforme qu'on pourrait le penser. La gauche espagnole se porte plutôt bien, de même que la social-démocratie scandinave, ce qui n'est pas négligeable. Elle n'a pas non plus la même intensité partout. C'est en France et en Italie qu'elle est la plus grave, notamment pour des raisons historiques : ces deux pays ont abrité deux puissants partis communistes aujourd'hui considérablement affaiblis. Malgré cela, la gauche européenne affronte des problèmes structuraux conjoints.

Il faut tout d'abord tenir compte de l'émiettement considérable du monde ouvrier dans une société de services. Les salariés se sentent de moins en moins solidaires les uns des autres et cela pour des raisons autant économiques que culturelles. N'oublions pas, par exemple, que les bénéficiaires des bonus dont on parle tant aujourd'hui sont eux aussi des salariés ! Cet éclatement du monde salarial s'explique à son tour par les progrès de la technologie qui ont transformé les métiers, mêmes les plus traditionnels, la mondialisation financière qui a créé une classe de salariés très privilégiés et qui a aussi intensifié la concurrence entre salariés de pays riches et les pays émergents.

Ces mutations sociologiques sont naturellement très importantes. Mais elles n'expliquent pas tout. Car on aurait pu très bien imaginer que dans un monde où le rapport des forces joue en faveur du capital et non du travail ce dernier soit plutôt tenté de reporter ses suffrages vers les partis de gauche. Or tel n'est pas le cas.

D'autres explications sont donc nécessaires. La première tient à la fragmentation du monde salarial, accompagnée d'un puissant mouvement d'individualisation des préférences et des choix qui conduit moins à la solidarité collective qu'à la suspicion vis-à-vis de tout groupe social qui, à tort ou à raison, peut apparaître comme bénéficiaire d'un traitement de faveur. Il est probable que la gauche comme la droite allemande ont électoralement pâti des défections des électeurs qui ne comprenaient pas pourquoi on en était venu à sauver si facilement les banques et les grandes usines automobiles et non les PME. Ce ressentiment des petits contre les gros explique largement le succès du Parti libéral, pour qui la crise doit permettre d'aller vers des solutions plus libérales fondées sur la compétition plutôt que sur la recherche de la protection de l'Etat, surtout lorsque celle-ci profite inégalement aux salariés.

Ce dilemme politique n'est pas le seul. S'y adjoint la difficulté à arbitrer entre les intérêts des salariés (insiders) et ceux des exclus (outsiders). On sait, par exemple, que plus on augmente le salaire minimum, plus on relève les barrières à l'entrée des travailleurs non qualifiés. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs les salaires minimums par branche industrielle sont probablement préférables au salaire minimum universel, car ils tiennent compte de la productivité différenciée des différents secteurs d'activité.

Inhibition face au marché

On comprend dans ces conditions qu'un travailleur non qualifié ne se reconnaisse pas spontanément dans un parti de gauche qui a tendance à défendre prioritairement les salariés en place dont certains disposent d'ailleurs de fortes garanties face à la crise comme les fonctionnaires, surreprésentés dans l'électorat socialiste français. Ces dilemmes sociaux se posent naturellement à tous les partis politiques. Mais ils se posent particulièrement à la gauche qui doit procéder à des arbitrages entre couches sociales qui se reconnaissent traditionnellement en elle.

C'est donc à la manière dont elle peut résoudre ces différents dilemmes que la gauche européenne doit s'atteler plutôt que de continuer à répéter, comme elle le fait en France, que son recul s'explique par le fait de n'avoir pas été assez à gauche.

La fragmentation du monde salarial constitue donc une explication centrale à la crise de la social-démocratie. Mais il faut y ajouter une autre interprétation qui tient à la transformation des conditions dans lesquelles s'opère la redistribution sociale. Traditionnellement, la gauche a toujours eu pour souci prioritaire de lutter contre les inégalités et accordé une confiance immodérée à la redistribution par la fiscalité directe ou indirecte. On prenait aux riches pour donner aux pauvres. La difficulté vient qu'aujourd'hui les inégalités se forment très tôt et bien avant l'entrée dans la vie active.

De surcroît, la redistribution classique ne permet plus de réduire certaines inégalités de départ qui sont bien plus fondamentales que les inégalités de revenus. Or pour lutter contre les inégalités d'accès à l'éducation, la culture, la santé ou à la formation, sans parler des discriminations sexuelles ou ethniques, les mécanismes classiques de la redistribution fonctionnent de manière imparfaite. De plus, les mécanismes d'incitation sont parfois plus efficaces que les mécanismes de redistribution. Or c'est un domaine où la réflexion de la gauche est extraordinairement pauvre, car il y a chez elle une sorte d'inhibition à penser que les mécanismes du marché puissent réduire les inégalités.

Reste, enfin, un troisième enjeu auquel la gauche se trouvera de plus en plus confrontée à l'avenir : il concerne les conséquences sociales du changement climatique. L'introduction d'une taxation environnementale entraînera forcément des problèmes de redistribution. Le risque est de voir certains partis de gauche résister à la mise en place d'une fiscalité verte audacieuse au prétexte que celle-ci pourrait pénaliser les plus faibles, ce qui n'est d'ailleurs pas faux en soi si certaines précautions ne sont pas prises.

Il n'y a aucune fatalité au recul de la gauche si l'on admet une fois pour toutes que les questions de justice sociale sont plus que jamais au coeur du débat public. Cela d'autant plus que le bilan de la droite, en France notamment, est très décourageant : pratique du pouvoir détestable, fiscalité injuste, finances publiques laissées froidement à la dérive jusqu'en 2012, indifférence pour le sort des banlieues, confusion délibérée entre activisme et réformisme...

Zaki Laïdi, directeur de recherche au Centre d'études européennes de Sciences Po.