Les dix ans du Kosovo pour se souvenir de 1989

Célébration du dixième anniversaire de l'indépendance du Kosovo. Pristina, 17 février 2018. © Visar Kryeziu/AP Photo
Célébration du dixième anniversaire de l'indépendance du Kosovo. Pristina, 17 février 2018. © Visar Kryeziu/AP Photo

2008-2018: il a beaucoup été question ces derniers temps du dixième anniversaire de la proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo, le 17 février 2008. L’Europe d’alors, à peine remise de l’effondrement du mur de Berlin en 1989, croyait les frontières nationales enfin stabilisées. Que nenni!

La dernière des guerres balkaniques avait consacré le divorce entre le Kosovo et la Serbie. Désormais placé sous le protectorat de la communauté internationale (Union européenne et ONU), le Kosovo se soustrait à cette ambivalente tutelle et se dote d’une Constitution. L’Europe doit compter avec un nouvel Etat. Mais, au-delà du cas kosovar, que nous disent les turbulences qui ont frappé l’ex-Europe de l’Est et qui défraient la chronique aujourd’hui encore?

La chute du communisme entraîne la dislocation de l’empire soviétique. Les pays qui n’en faisaient pas partie ne sont pas épargnés, comme la Yougoslavie, instable depuis la mort de Tito. L’Occident a officiellement gagné la Guerre froide. Mais dans quelle posture intellectuelle se trouve l’Europe, coincée entre une Amérique ultime «grande puissance» et la partie orientale du continent, en déliquescence? Les attentes envers elle sont colossales alors qu’elle s’apprête à franchir un nouveau palier de son intégration politique et à devenir l’Union européenne.

Un malentendu est en germe

Très vite, elle ouvre ses portes aux Etats libérés du joug soviétique et participe généreusement à leur reconstruction. Mais un malentendu est en germe, qui va déployer son poison au fil des ans. L’Europe baigne dans un climat post-soixante-huitard qui a fait des nations des concepts périmés. Les grandes familles politiques, démocrate-chrétienne, socialiste et libérale, avec des motivations diverses, adhèrent à cette lecture d’une histoire que la fin de l’URSS semble confirmer.

Le postmodernisme dominant, qui se veut «anational», sinon antinational, réfute autant l’idée de frontière que les histoires nationales, sorties de mode. Enivrée par une mystique européenne conquérante, et par la victoire de leurs valeurs universalistes sur celles véhiculées par l’ex-URSS, l’Europe vogue, confiante: les nouveaux Etats démocratiques ne pourront que la suivre. Mais que signifient à leurs yeux ces valeurs de liberté et démocratie, dont ils avaient été privés durant des décennies?

Pour eux, le retour à la liberté s’apparente au contraire à une réappropriation de leurs histoires nationales, dont ils s’estiment avoir été spoliés. Le «postnationalisme» cher aux Européens n’est pas compatible avec le «postsoviétisme» des pays nouvellement libres. L’Europe ne comprend pas tout de suite ce qui est en train de se jouer à l’est; elle ne voit pour l’instant que l’enthousiasme sincère, mais aussi intéressé, de ses nouveaux membres, en même temps qu’elle se confronte, angoissée, à un retour, lent mais constant, des identités nationales.

Désormais dépourvus d’un discours cohérent sur l’idée de nation, les Etats occidentaux croient régler le problème en l’enfouissant dans un «populisme» d’abord confiné dans certaines couches de la population. Or la question se complexifie lorsque les mondialisations économique et technologique, au tournant du XXIe siècle, étendent ses bienfaits et ses paradoxes parfois douloureux.

Réconcilier deux univers

Le malentendu se transforme alors en incompréhension et gangrène le dialogue entre les deux parties du continent. L’ancien ministre des Affaires étrangères tchèque Karel Schwarzenberg a suggéré voici un an environ, dans le journal Die Zeit, qu’il avait manqué aux pays de l’Est cette phase de «décantation» que connurent les Etats occidentaux et que fut la période «libérale» allant de 1830 à 1848. Une période durant laquelle ils se sont familiarisés avec les concepts de démocratie et de libéralisme, qu’ils ont développés, amendés, corrigés, adaptés à un univers économique en mutation.

Ils ont cru que les nouveaux aspirants à la félicité européenne pourraient assimiler leurs principes à grande vitesse. Ils ont ainsi répété l’erreur commise au moment de la décolonisation: appliquer un modèle sur un système extérieur sans se donner le temps d’une «mise à niveau» entre visions du monde possiblement divergentes. Ce constat ne doit évidemment pas dédouaner les pays de l’Est, Kosovo compris, de leurs propres fautes, et elles furent nombreuses.

L’Union européenne a sans doute raison d’éprouver un sentiment d’ingratitude lorsqu’elle doit subir les attaques de pays qui oublient leur dette envers elle. Mais elle doit aussi comprendre que si l’universalisme de ses valeurs, dont elle s’enorgueillit, doit aboutir à des dogmes intangibles, les désaccords existants ne sont pas près de s’éteindre. Deux univers doivent se réconcilier et une approche plus nuancée du fait national, a priori nullement synonyme de nationaliste, permettrait de mieux ajuster les états d’esprit des uns et des autres.

Olivier Meuwly, historien.

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