Les djihadistes, des adolescents sans sujet

Le 24 novembre 2015 Olivier Roy a publié un article intitulé : « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », éclairant les différents aspects de son radicalisme absolu. Il se trouve que mes conclusions rejoignent les siennes dans un ouvrage à paraître (au chapitre intitulé « La dimension du négatif dans la subjectivation ») consacré essentiellement à l’étude psychanalytique de l’adolescence. J’y montre que la pathologie de bien des conduites chez le jeune d’aujourd’hui illustre caricaturalement les perturbations observées dans les premières relations mère-enfant, avec la dimension qu’elle comporte de l’attaque contre les autres mais plus encore contre soi-même révélant ainsi ses difficultés extrêmes, voire son incapacité à organiser ses tensions en conflits tolérables, à maintenir la cohésion du Moi.

Une pathologie jusqu’alors inconnue a surgi il y a quelques années concernant les seuls garçons et dont le côté inattendu et tragique a bouleversé le monde entier, d’autant qu’aucun éclairage, aucun repère habituel ne venait à notre secours pour l’expliquer. En dehors de l’explication par l’influence – effectivement assez considérable – des appareils électroniques et d’internet, il m’a semblé cependant qu’une hypothèse étiologique pouvait en être proposée à partir de la théorie psychanalytique qu’offre l’étude des premières relations.

L’absence ou la minceur d’information concernant le problème est déjà en lui-même un symptôme commun à tous les cas en question dont la particularité est précisément l’âge, la dispersion des lieux de ces drames, l’absence de tout élément susceptible d’expliquer un tel comportement, de même l’impossibilité au moins apparente d’établir l’hypothèse de conflits de quelque ordre qu’ils soient. Sur le plan familial, le comportement assez semblable de tous ces garçons, caractérisé précisément par la platitude et la banalité de leurs conduites en général, et de leurs propos. Leurs engagements, ou plutôt leurs non-engagements, dans quelque domaine que se soit,, tout au plus une organisation état-limite comme il en existe tant avec cette particularité qui leur est unique qu’un jour, sans la moindre prémisse, chacun de ces garçons sort de chez lui avec sa kalachnikov ou armé de pied en cap, pénètrent dans son propre établissement scolaire et tire dans le tas sur tout ce qui bouge avant de se suicider.

Processus psychique de radicalisation

Leur contexte social et familial plaiderait pour un processus totalement silencieux et donc purement intrapsychique débouchant sur une conduite aussi explosive que vraisemblablement longuement mûrie. Rappelons ici ce moment, décisif à l’âge de tous ces jeunes, que constituent la puberté et le travail d’adolescence avec toute la gamme des issues possibles. Et dont ils n’auront trouvé dans tous les domaines que la pire de toutes, dont le silence clinique absolu signe un clivage tout aussi absolu. Ces jeunes gens font l’unanimité de la part de leur environnement par un mode d’être caractérisé par sa discrétion.

C’est la même stupéfaction qu’on observe chez leurs parents alors que leurs relations paraissaient, jusqu’alors, sans problèmes majeurs en dehors de conflits banals. La perplexité est la même chez les professionnels. Aucune piste, aucune hypothèse, aucun lien n’est évocable. La seule explication possible en l’état actuel de nos informations est de reconstituer la genèse et le développement du fonctionnement psychique de ces jeunes où dominerait, depuis la naissance, la carence dans les échanges cognitifs et affectifs, le non-investissement massif de la part des parents totalement méconnu d’eux. Se trouve ainsi obéré le travail de subjectivation qui caractérise l’adolescence.

On est frappé par un vécu apparemment sans histoire où l’on peut néanmoins soupçonner la demande éperdue de lien affectif authentique ou de preuve de reconnaissance et de considération réelle. Un tel tableau se poursuivrait ainsi jusqu’à l’adolescence où le naturel désir de s’affirmer et de se différencier d’autrui se heurte à une totale surdité des parents, entretenant une rage muette allant crescendo au fur et à mesure de cette fin de non-recevoir. Le contexte depuis la première enfance laisse ces garçons sans recours sinon à celui d’une violence et d’un masochisme totalement silencieux jusqu’à l’explosion finale. Cependant cette crise n’est pas sans bénéfice !

Cet anonymat et cette impuissance totale se métamorphosent d’un instant à l’autre en une célébrité mondiale et feront se décharger une haine accumulée au fil des années, dans une violence éperdue qui n’épargne personne… À ces garçons il avait fallu cette tuerie pour devenir vivants, des sujets vivants. Au départ il ne s’agissait que de quelques adolescents ou de jeunes gens dont le nombre ira progressivement croissant jusqu’à modifier d’une façon spectaculaire l’équilibre de la planète… On peut ainsi faire l’hypothèse d’une sorte de distorsion fondamentale, dès l’adolescence, entre ce que ce petit être dès sa naissance « attendait » de l’objet et ce que ce dernier ne pouvait d’aucune façon comprendre ou apporter, sans le moindre soupçon de sa part d’une mise en cause quelconque.

Une autre logique apparaît où le manque et l’incompréhension d’autrui prennent enfin sens à travers l’éloquence persuasive de redoutables porte-parole offrant enfin au sujet une justification et une consécration narcissique face à tous les rejets, tous les refus, et à toutes les protestations éperdues qu’il pouvait ressentir, sa solitude absolue, et qui faisait désormais un sujet digne d’intérêt pour lui-même et pour tous, voire même objet de respect ou d’admiration. Dès lors, les causes et les effets à l’origine de la dérive de ces jeunes deviennent, d’un coup, autant d’arguments en faveur de leur revalorisation et du rejet de toute autre explication. On ne sait plus, dès lors, si c’est le rejet ou l’impuissance qui dominent chez de tels garçons qui, à l’inverse, sont convaincus jusqu’au sacrifice de leur vie d’avoir trouvé la seule vraie solution à leur problème, au seul service de leurs pulsions destructrices. Tout objet d’investissement perdant simultanément toute valeur dans la jouissance d’une revanche sur leur frustration constante.

Raymond Cahn est psychiatre et psychanalyste, ancien président de la Société Psychanalytique de Paris et ancien-médecin directeur de l’hôpital de jour pour adolescent du Parc Monsouris. Il a codirigé récemment avec Serge Tisseron et Philippe Button, L’ado et son psy, nouvelle approche thérapeutique en psychanalyse, Inpress, 2013. Le Sujet freudien : origine et destin de la subjectivation, PUF, doit paraître en 2016.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *