Les élections de 2020 à Taïwan seront un test à valeur mondiale

Dans un monde de plus en plus polarisé entre, d’un côté, un « axe illibéral » Chine/Pakistan/Iran et, de l’autre, un « axe néolibéral » Japon/Inde/Etats-Unis, le futur président de Taïwan, allié traditionnel de Washington au territoire réclamé de façon toujours plus pressante par Pékin, aura fort à faire pour préserver l’identité composite et la réussite économique de la seule démocratie libre du monde sinophone.

Depuis le 17 septembre, tous les candidats pour la présidentielle de janvier 2020 sont connus.

Lutte « classique »

Jusqu’au bout, le suspense des nominations aura tenu Formose en haleine : tout d’abord, c’est la création d’un nouveau parti par le populaire maire de Taipei, Ko Wen-je qui avait alimenté les spéculations ; ensuite, c’est la candidature annoncée, puis abandonnée au dernier jour, de Guo Tai-ming, dirigeant de Foxconn, qui augurait d’une confrontation inédite avec trois candidats de poids électoral quasi équivalent.

La présidentielle de 2020 proposera finalement une lutte « classique » entre les deux principaux partis de l’île : Parti démocrate progressiste ou DPP et Parti nationaliste ou KMT. La présidente en exercice Tsai Ing-wen (DPP), au pouvoir depuis 2016, tentera de se faire réélire. Face à elle, le principal protagoniste est Han Kuo-yu, populiste « pro-Chine », maire de Kaoshiung et vainqueur des primaires du KMT le 15 juillet.

Alors qu’au début de l’année tous les sondages donnaient Tsai Ing-wen perdante, c’est le contraire depuis juin, c’est-à-dire le début des manifestations à HongKong. Le soutien affiché de la présidente Tsai aux manifestants hongkongais lui a permis de retrouver les suffrages d’une partie de la population (selon un sondage récent, 65 % des Taïwanais soutiennent les manifestants et 90 % rejettent le modèle « un pays, deux systèmes » pour Taïwan). Inversement, plusieurs éléments ont récemment terni l’image de Han Kuo-yu : soupçons d’alcoolisme et d’adultères, joints à une affaire de construction illégale concernant sa femme. Mais il dispose d’une base militante extrêmement motivée, très impliquée sur le Web.

Il convient également de mentionner, aux deux extrêmes du spectre politique, les candidatures d’Annette Lu (vice-présidente du DPP entre 2000 et 2008), soutenue par « Alliance Formosa », un parti promouvant l’indépendance (qui pourrait prendre des voix au DPP), et de Yang Shih-kuang, du « Nouveau Parti » ou encore de Huang Rong-zhang, du « Parti Rouge » qui promeuvent l’unification avec la Chine.

Compte tenu du climat de tension entre les Etats-Unis et la Chine, plus que jamais, c’est le rapport au « continent » qui surdétermine la relation des électeurs taïwanais à leurs candidats. Pour forcer le trait, Tsai Ing-wen pourrait apparaître comme « la candidate de Washington » et Han Kuo-yu comme « le candidat de Pékin ». Tsai fait également figure de candidate du maintien de l’autonomie politique tandis que Han incarne la promesse d’opportunités économiques. La « candidate de Washington » serait donc celle des valeurs politiques et le « candidat de Pékin » celui des valeurs financières.

Ironie de l’histoire

Cette situation est paradoxale. Washington, souhaitant des relations pacifiées avec la Chine, avait mal vécu la double présidence (2000-2008) plutôt indépendantiste de Chen Shui-bian (DPP). Son soutien à Tsai Ing-wen s’explique autant par le travail de l’administration Tsai que par le conflit commercial durable entre la Chine et les Etats-Unis.

Autre ironie de l’histoire : alors que le KMT fut pendant cinquante ans l’ennemi juré de la Chine communiste et que le régime maoïste voyait en Taïwan la Chine pervertie par le grand capital, aujourd’hui, le KMT semble le meilleur allié de Pékin et la Chine apparaît comme la patrie des opportunités économiques. C’est que, de représentante de l’alternative révolutionnaire, la Chine est devenue un des moteurs du capitalisme mondialisé. Dans ce nouveau contexte, le discours électoral récurrent du KMT affirme que Tsai a appauvri le pays.

Cependant, comme l’a montré l’économiste Frank S. T. Hsiao, lors des deux mandats du président Chen Shui-bian (DPP), le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat avait crû de 6,9 % alors qu’il n’a crû que de 4,4 % pendant les mandats de Ma Ying-jeou (KMT), malgré sa politique de renforcement des relations avec Pékin. L’argument semble aussi difficile à tenir aujourd’hui : parmi les quatre dragons (les autres étant la Corée du Sud, HongKong et Singapour), Taïwan est celui qui a enregistré en 2019 la plus forte croissance (un fait inédit depuis dix ans) alors même que le chômage est au plus bas et que le salaire moyen n’a cessé d’augmenter depuis 2016.

Il est pourtant possible que ces faits ne soient guère perçus comme décisifs à l’âge de la « post-vérité ». Dans un pays où plus de 80 % de la population a un profil Facebook, où les écrans sont partout (restaurants, salles d’attente, taxis, etc.), le poids des médias est prépondérant. Or, les grands groupes de presse taïwanais qui dépendent pour leurs finances du marché chinois doivent adopter une ligne politique pro-Pékin qui s’impose sur tout contenu produit en langue chinoise. Récemment CtiTV (appartenant au groupe Wang Wang dont le patron Tsai Eng-meng avait nié la gravité des événements de Tiananmen) s’est vu infliger une amende pour violations de l’éthique journalistique et surexposition de Han Kuo-yu. Le premier groupe de fans de Han sur Facebook est le fait d’internautes chinois qui, selon l’universitaire taïwanaise Ying-Yu Lin, pourraient être liés à une division « cyber » de l’armée.

En cela également les élections présidentielle et législatives de janvier 2020 à Taïwan seront passionnantes : la capacité de l’archipel à maîtriser le flux d’informations parfois biaisées venant de Chine et à limiter les perturbations extérieures sur des élections démocratiques constituera un test à valeur mondiale.

L’élection présidentielle à Taïwan dépasse le cadre d’une nation-archipel aux 23 millions d’habitants. Il y a un an, en août, après la République dominicaine et le Burkina Faso, le Salvador décidait de rompre les relations avec Taipei – quelques mois avant des élections locales perdues par le DPP. Le 16 septembre, c’est au tour des îles Salomon de transférer leur reconnaissance à la Chine populaire : un nouveau revers diplomatique qui servira d’argument de campagne du KMT contre Tsai – et qui pourrait compliquer la tâche du « Quad » (Australie, Japon, Inde, Etats-Unis) de contenir l’influence chinoise dans l’Indo-Pacifique.

Jean-Yves Heurtebise (Maître de conférences, Université catholique FuJen (Taïwan), chercheur associé, CEFC (Hong-Kong) et corédacteur-en-chef de la revue « Monde Chinois Nouvelle Asie »)

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