Les élections en Espagne révèlent l’affaiblissement du consensus constitutionnel

Appelés aux urnes pour la deuxième fois en six mois, les Espagnols, en dépit de leur scepticisme sur la nécessité de ce nouveau scrutin, ont voté massivement (70 %) le 10 novembre. Et les résultats révèlent la fluidité du corps électoral, amplifiée par une proportionnelle à fort biais majoritaire. La carte électorale, entre avril et novembre, a été profondément remaniée.

Depuis 1982, le système partisan espagnol s’organisait autour du clivage gauche-droite. A partir des années 1990, il a dû faire une place aux nationalistes catalans et basques, dont le concours se révélait essentiel pour la configuration d’une majorité parlementaire. En 2015, à l’issue d’une législature dominée par le Parti populaire (PP) et marquée par une politique d’assainissement financier sévère, les électeurs espagnols avaient abandonné le bipartisme et installé dans le paysage politique deux nouveaux partis. A gauche, Podemos, conduit par Pablo Iglesias, espérait « cannibaliser » le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et devenir le Syriza espagnol. Au centre, Ciudadanos (C’s), né en Catalogne en 2005, entendait introduire de la souplesse dans le système en refusant la logique de l’affrontement gauche-droite et en se présentant comme parti charnière. A eux deux, ils rassemblèrent plus d’un tiers des voix et quelque 110 députés.

Perturbant l’ordonnancement du bipartisme, leur irruption avait obligé à répéter les élections en juin 2016. Cette fois-ci, le PP avait pu, avec le soutien de C’s, gouverner jusqu’en juin 2018, avant qu’une motion de censure ne porte Pedro Sanchez (PSOE) à la présidence du gouvernement.

En avril 2019, le PSOE l’avait emporté (28,7 %, 123 sièges), le PP s’était effondré (16,7 %, 66 élus). Le grand vainqueur du scrutin fut Ciudadanos (15,9 %, 57 députés), qui entendait disputer l’hégémonie de la droite au PP. Podemos reculait, victime du rééquilibrage à gauche (14,3 % et 42 sièges). Vox, une scission du PP, qui, en 2015, n’obtenait que 0,2 % des voix, faisait une entrée fracassante au Parlement avec 10,3 % des voix et 24 élus. Toutefois, cette montée en puissance de la droite la plus radicale avait été freinée par la mobilisation de l’électorat de gauche et par la modération profonde de l’électorat espagnol.

Pari perdu pour Sanchez

Six mois plus tard, cette description ne vaut plus. Le grand vainqueur du scrutin du 10 novembre est Vox, qui gagne 1 million de voix, monte à 15 % et obtient 52 sièges. Les centristes sont quasiment éliminés de la scène (10 élus !) ; Podemos recule encore (35 élus). Les deux partis qui avaient promis de régénérer la vie politique en 2015 ne représentent plus qu’à peine 20 % des voix. Jeunes partis, ils sont déjà perclus de blessures électorales, de revers, et subissent violemment la suspicion des électeurs. Le pari de M. Sanchez – il était convaincu que ce second scrutin renforcerait sa position – est perdu (il perd 3 sièges). Le PP se redresse vigoureusement (88 élus et 20,8 % des voix).

Redistributions fortes entre les partis mais stabilité parfaite entre les camps : en avril, la gauche faisait 43 % des voix (166 députés), la droite, 42,8 % (143). Cette fois-ci : 43,14 % pour la gauche (158 députés) et 43,1 % pour la droite (152). Des variations infinitésimales, mais qui nous donnent la clé de compréhension de ces résultats.

Le Parti populaire a, jusqu’en 2015, rassemblé l’ensemble de la droite : des centristes aux conservateurs les plus anachroniques. Puis se sont détachés du parti les plus libéraux, écœurés par la corruption presque systémique du PP et soucieux de préserver l’héritage le plus ouvert de la droite espagnole en faisant vivre l’idéal centriste, qui remonte au temps de la transition démocratique. Mais s’est aussi détachée du PP la frange la plus conservatrice : c’est Vox. Renforcée par la crispation mémorielle et l’exhumation de Franco (tous les sondages indiquent que Vox s’est envolé à ce moment précis de la campagne), aiguillonnée par les troubles en Catalogne qui, tout au long du mois d’octobre, ont réveillé l’inflammation nationale et territoriale, excitée par l’instrumentalisation de la question migratoire, la fusée Vox a décollé.

Un vote réactionnaire… et réformiste

L’électorat de droite est devenu volatil dans ses choix partisans, mais il demeure fidèle au rejet de la gauche. Cette situation n’est pas propre à l’Espagne : les droites européennes sont toutes soumises à cet écartèlement et à cette radicalisation qui expriment un désarroi et un espoir. Car le vote en faveur de Vox n’est pas que réactionnaire ; il est aussi réformiste. Une réforme qui met en cause la manière dont la Constitution a été appliquée en Espagne, et qui a vu la croissance des forces séparatistes au détriment de la communauté nationale.

De fait, ces élections prennent un tour dramatique car elles révèlent l’affaiblissement du consensus constitutionnel qui était au fondement de la culture politique de la démocratie espagnole. Si Vox s’écarte du pacte constitutionnel, il ne faut pas oublier que 23 députés indépendantistes catalans dénient aux Catalans le droit d’être espagnols. Seuls le PSOE, le PP et C’s défendent ouvertement la Constitution. Ils la défendent sur le papier et dans les discours, moins dans les actes, en étant incapables de trouver une entente minimale pour répondre aux défis que doit affronter le pays, au premier rang desquels la crise de la démocratie en Catalogne.

Les élus du 10 novembre sauront-ils comprendre leur responsabilité historique ? La fragilisation du pacte constitutionnel, tant dans ses principes que dans les pratiques partisanes, trouvera-t-elle des artisans soucieux de sa restauration ? Ou s’est-on engagé dans un processus de décomposition ? Si l’Espagne politique de 2019 ressemble de plus en plus à la France de 1957-1958 (avec la solution de Gaulle en moins), espérons qu’elle ne creuse pas sa ressemblance avec l’Espagne des années 1930, bien trop présente dans l’émotivité politique.

Benoît Pellistrandi, historien et spécialiste de l’Espagne. Il est notamment l’auteur du « Labyrinthe catalan » (Desclée De Brouwer, 232 pages, 17,90 euros).

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