Les failles de la diplomatie du canon

On entend battre les tambours de la guerre. Alors que la guerre civile a éclaté en Libye et que des milliers de personnes fuient les combats, les Etats-Unis évaluent l’option d’une intervention marine et aérienne, selon Thom Shanker du New York Times. Dimanche, «trois sénateurs influents, issus des deux partis, ont renouvelé leur appel en faveur d’une zone d’exclusion aérienne afin de plaquer au sol les chasseurs libyens qui bombardent la population. Les sénateurs ont pressé l’administration Obama de réagir de façon plus agressive en fournissant aux rebelles un support logistique et des armes», écrit Shanker.

Le 26e Corps expéditionnaire des Marines, doté de deux navires d’assaut amphibies capables de frappes au sol, dans l’air et sur mer, est à une «distance de frappe» de Tripoli. Selon Shanker, «on peut considérer la flottille comme une version moderne de la «diplomatie du canon»: elle est conçue pour galvaniser les insurgés et ébranler le moral des loyalistes et des mercenaires». Plusieurs options d’intervention directe sont aussi étudiées.

Ce qui est le plus intéressant dans cet article – et le plus effrayant – c’est que jamais le correspondant du New York Times n’évoque de justification pour une intervention américaine. Le terme de diplomatie du canon nous ramène à l’impérialisme colonial et à l’utilisation de la force par les empires européens dès le début du XVIIIe siècle pour imposer leur volonté dans le monde entier.

Qu’en est-il de «l’intervention humanitaire» et de la «responsabilité de protéger»? Quid de la mention de la légitimité, comme par exemple une résolution du Conseil de sécurité permettant l’emploi de la force? Dans Le Temps du 4 mars, Gareth Evans présente des arguments bien plus sophistiqués.

Le débat sur l’intervention humanitaire n’est pas nouveau. Respect de la souveraineté contre respect des droits de l’homme, tel est le dilemme permanent des relations internationales depuis au moins 300 ans. En 2001, la Commission internationale de la souveraineté des Etats et de l’intervention a reformulé le problème, après les catastrophes humanitaires du Rwanda, de Srebrenica, du Kosovo et de la Somalie: que faire pour protéger les innocents quand les Etats ne peuvent ou ne veulent pas s’en charger? On ne se concentre plus sur l’Etat mais sur les victimes et leur protection. Il s’agit de rendre prioritaire la sécurité des individus avant la hiérarchie des droits entre l’Etat et ses citoyens.

Gareth Evans, coprésident de la Commission, plaide pour un engagement afin de faire cesser le massacre de civils libyens. Si l’on accepte la responsabilité de protéger, il faut ensuite l’appliquer, en commençant par une zone d’exclusion aérienne jusqu’à l’intervention militaire. Le rapport de la Commission a eu un succès mitigé pour différentes raisons, qu’on vérifie aujourd’hui dans les hésitations de la communauté internationale à agir. D’abord, le problème de la légitimité reste irrésolu. Certains pays, comme la Chine et la Russie au Conseil de sécurité, sont peu enclins à autoriser l’ONU à s’ingérer dans les affaires privées d’un Etat. Après tout, ils pourraient être les suivants sur la liste. Et sans reconnaissance officielle des Nations unies, l’intervention est illégitime et l’on en revient à la diplomatie du canon d’antan.

Mais derrière la question de la légitimité, le rapport de la Commission est particulièrement faible sur la question des conséquences de l’engagement. Nous sommes tous frustrés d’assister au massacre d’innocents depuis notre salon, ce qui fait que nous avons de la peine à imaginer les effets d’une intervention à moyen et long terme. Le rapport mentionne la responsabilité de reconstruire après l’opération. Engagés en Afghanistan et en Irak, les Etats-Unis font face à un énorme déficit budgétaire. Seront-ils capables de garantir la paix et la sécurité en Libye après leur intervention? Pensons aussi aux 17 000 hommes des Nations unies en République démocratique du Congo, qui coûtent 1 milliard de dollars par année. A partir de là, on peut se demander jusqu’où la communauté internationale est prête à protéger les droits de l’homme dans les cas de guerre civile ou d’Etats en déroute. La question à se poser, suivant les leçons reçues par l’Amérique au Vietnam, est la suivante: combien de soldats, et pour combien de temps?

La situation libyenne est frustrante pour tout le monde. J’entends encore Samantha Power, du Conseil de sécurité national américain, fervente supportrice de l’intervention armée dans les crises humanitaires, supplier le président Obama de faire quelque chose dans ce sens. La diplomatie du canon n’est pas la bonne solution. Certes, il faut agir. Gareth Evans promeut une action immédiate pour protéger les civils, mais aussi pour conserver la crédibilité du principe de la responsabilité de protéger et même celle du Conseil de sécurité. Mais la question de savoir qui fait quoi est plus difficile à résoudre qu’il n’y paraît et les appels émotionnels à l’action sont nécessaires, mais pas suffisants.

Voir Daniel Warner et Gilles Giacca, «La responsabilité de protéger» dans Lexique de la consolidation de la paix, Bruylant, 2009.

Par Daniel Warner, directeur assistant pour les Affaires internationales au Centre pour le contrôle démocratique des forces armées à Genève.

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