Les fantômes de l’histoire impériale britannique hantent le débat sur le Brexit

Dans le discours europhobe prêchant pour un Brexit « dur », on a pu voir fleurir, parfois ouvertement, parfois de façon déguisée, de nombreuses références au passé impérial de la Grande-Bretagne. Lors d’une déclaration en janvier 2017, Theresa May a estimé que la nouvelle Grande-Bretagne, sortie de l’UE, aurait la capacité de « construire des relations aussi bien avec de nouveaux alliés qu’avec de vieux amis », c’est-à-dire ses anciennes colonies. Plus récemment, en janvier 2018, lors d’un déplacement en Chine, la première ministre a évoqué la naissance, après mars 2019, d’une « Global Britain », une Grande-Bretagne « mondiale ». Le secrétaire d’Etat au commerce international, Liam Fox, martèle que la signature d’accords commerciaux préférentiels avec les Etats-Unis, l’Inde ou l’Australie sera chose aisée une fois le Brexit survenu.

Boris Johnson, que l’on a entendu réciter les premiers vers du poème Mandalay de Rudyard Kipling lors de sa visite de la pagode Shwedagon à Rangoon, en Birmanie, alors qu’il était encore ministre des affaires étrangères, répète inlassablement que la Grande-Bretagne a, en rejoignant en 1973 la Communauté économique européenne (CEE), trahi les liens qu’elle entretenait depuis des siècles avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ces deux pays sont membres du Commonwealth, qui compte 53 Etats. Les fantômes de l’histoire impériale britannique hantent le débat sur le Brexit.

L’« anglosphère » ou le come-back d’une vieille idée

Si l’on en croit les brexiters, en larguant les amarres qui l’enchaînent à un continent assujetti à Bruxelles, la Grande-Bretagne pourrait pleinement renouer avec son histoire, celle d’une île partie dès le XVIe siècle et le règne d’Elizabeth Ire à la conquête des mers et d’un immense empire. La Grande-Bretagne, toujours selon les brexiters, n’aurait que peu en commun avec le reste de l’Europe alors qu’elle partagerait une histoire commune et nombre de valeurs avec son ex-empire. Rejoindre la CEE aurait été un renoncement à cette destinée globale.

Mais avec quelle idée d’empire les partisans du Brexit souhaitent-ils renouer ?

Il est beaucoup question d’une potentielle « anglosphère ». Souvent associée à d’autres concepts comme ceux de « Greater Britain » et de « Old Commonwealth », l’anglosphère est l’association potentielle de la Grande-Bretagne avec ses anciennes colonies de peuplement (Nouvelle-Zélande, Canada, Australie). Des valeurs, une histoire partagée, la « common law » seraient autant d’éléments constituant le socle dur de cette union, comme l’a rappelé l’ex-secrétaire d’Etat au Brexit David Davis. Les Etats-Unis, l’Inde, Singapour, Hongkong et certains pays anglophones d’Afrique pourraient être invités à rejoindre cette zone aux frontières floues. Il s’agit pourtant d’une vieille idée, datant de l’époque victorienne et déjà évoquée par le premier ministre Joseph Chamberlain au début du XXe siècle. Elle a d’ailleurs fait son come-back dans la vie politique britannique après l’effondrement du bloc soviétique.

Derrière ces projets de nouvelles fédérations impériales se cache mal la volonté de faire renaître un empire « blanc » et xénophobe. L’apologie d’un empire retrouvé se fait à travers un discours raciste, critiquant l’immigration, où l’on retrouve en filigrane des éléments du tristement célèbre discours Rivers of Blood du parlementaire conservateur Enoch Powell, qui, en 1968, formula une charge extrêmement violente contre les immigrés venus de l’ex-empire.

Inquiétante absence de recul

Le débat entre les partisans du « leave » et du « remain », entre la vision d’une Grande-Bretagne européenne et celle d’une Grande-Bretagne impériale, est en réalité ancien. Résumé par Churchill à travers l’image des trois cercles – l’Europe, le Commonwealth, les Etats-Unis, dont seuls les deux derniers comptaient vraiment –, il traverse toute l’histoire des îles Britanniques depuis le XVIIIe siècle. Deux historiens, Linda Colley et George M. Treveleyan, ont pourtant remis en question l’idée d’un exceptionnalisme britannique. Certes, la Grande-Bretagne a été une grande nation impériale, mais son histoire s’est aussi faite en Europe et avec les nations européennes, avec qui elle partage autant de valeurs qu’avec ses anciennes colonies.

Cet utopisme impérial ne peut qu’inquiéter. La Grande-Bretagne globale et impériale, dont Boris Johnson et Jacob Rees-Mogg, député de la droite conservatrice, chantent les louanges, fut aussi celle du massacre d’Amritsar (1919), des camps d’internement des guerres des Boers (1899 – 1902) et des carnages de la partition des Indes (1947). Comme le soulignait dans le New York Times du 17 janvier l’essayiste indien Pankaj Mishra, le passé colonial de la Grande-Bretagne et le spectre des millions de morts de la partition semblent, non sans ironie, planer désormais sur le point le plus épineux des négociations du Brexit : le retour d’une possible frontière entre les deux Irlandes

Guillemette Crouzet est chercheuse au département d’histoire de l’université de Warwick (Grande-Bretagne).

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